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plique comment l’administration turque est fort simple ; elle est tout entière dans l’administrateur. Le gouvernement lui-même est sans action directe, sans influence réelle. Il promulgue des mesures libérales, il est animé d’intentions généreuses ; mais à distance le fanatisme turc survit tout entier, et se livre parfois aux plus cruelles violences à l’égard des rayas, réduits à courber le front sans se plaindre. S’ils se plaignent, c’est pis encore. La difficulté aujourd’hui, ainsi que le dit M. Jouve, c’est de faire vivre ensemble ces populations accoutumées à se haïr, de les rapprocher sous une loi plus juste et plus douce, qui deviendra une réalité protectrice. C’est l’influence européenne qui peut aider à cette œuvre, en prêtant une force nouvelle, au gouvernement du sultan pour accomplir les réformes désirables et dompter toutes les résistances du vieux fanatisme turc. Quoi qu’il arrive, le passage de nos armées n’aura point été inutile pour le succès de cette transformation. Nos soldats auront laissé partout cette impression que cause le spectacle de l’ordre, de la régularité et même de la propreté. Nos généraux, par leur simplicité et leur désintéressement, auront fait rougir ces pachas corrompus, et à part même les événemens de la guerre, ce n’est pas là le moindre résultat de cette intervention de l’Europe.

Il n’est rien de plus terrible pour un pays que d’avoir à se débattre dans une anarchie qui finit par devenir chronique. L’Espagne subit cette épreuve et ne s’en peut affranchir. Quand elle ne se trouve pas en présence de quelque crise plus grave, quand elle ne voit pas ses institutions mises en doute, elle tombe dans les crises ministérielles, et c’est ainsi que le cabinet de Madrid vient de subir une modification qu’on pourrait dire presque complète, si elle ne laissait au pouvoir les deux hommes dans lesquels se personnifie la situation de la Péninsule, le duc de la Victoire et le général O’Donnell. MM. Madoz, Luzurriaga, Santa-Cruz, Lujan, Aguirre, ont quitté ensemble le ministère. L’orage est venu à l’occasion d’une mesure adoptée par le ministre de l’intérieur, M. Santa-Cruz, pour épurer un peu la milice nationale en suspendant l’enrôlement forcé. Aussitôt les commandans de la milice de Madrid se sont émus, et la municipalité a pris en main leur cause. Des députations se sont rendues chez le président du conseil pour demander que la mesure fût retirée. Le cabinet a eu à en délibérer, et ses discussions intérieures ont eu pour résultat la démission de cinq ministres, qui ont été remplacés par des hommes d’une notoriété politique très peu établie, sauf le général Zabala, qui était capitaine-général de Madrid, et qui est aujourd’hui ministre des affaires étrangères. Les autres nouveaux ministres sont MM. Bruil, Fuente-Andrès, Huelves et Martinez ; mais ce n’était pas tout de former ce ministère. Le duc de la Victoire est venu présenter des explications aux cortès sur la crise qui s’achevait, et là a eu lieu une scène des plus caractéristiques. Espartero a eu le malheur d’en appeler aux sentimens d’union du parti progressiste, en rappelant les divisions de 1843 et leur résultat. Or c’était tout simplement incriminer ceux qui s’étaient séparés de lui à cette époque. Il s’en est suivi des explications assez vives, de telle sorte que le nouveau ministère, tout obscur qu’il soit, n’est point né sous les plus favorables auspices. En réalité, c’est là peut-être une situation nouvelle qui commence pour l’Espagne.

CH. DE MAZADE.