Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 10.djvu/1331

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Il y a un travail d’observation qui s’étend à toutes les races, à toutes les contrées, et qui s’accomplit chaque jour sous toutes les formes. Bientôt l’Orient lui-même ne sera plus la contrée du mystère ; il s’ouvre déjà à toutes les recherches, et chacune de ses pulsations sera comptée dans la presse européenne. Les journaux anglais n’avaient-ils pas, l’an dernier, des correspondais jusque dans Silistrie assiégée par les Russes ? Dans la Bulgarie, dans les Balkans, sur le Danube, en Valachie, en Crimée, partout les curieux ont pénétré à la suite de nos armées. C’est qu’en effet, si l’Orient a toujours attiré par une sorte de charme invincible, par ce mélange d’un passé grandiose et d’un présent plein de misère, par cette splendeur du soleil sur des ruines, il y a aujourd’hui bien autre chose que cette poésie des souvenirs et de la couleur pittoresque. La question qui s’agite est celle de l’existence même de la Turquie, de sa transformation possible, du rapprochement des races qui la composent, et cette question ne se tranche pas par des théories ni même par des actes diplomatiques : elle est tout entière dans la réalité vue de près ; elle n’est point à Constantinople, elle est de toutes parts dans ces populations de race et de religion différentes qui vivent juxtaposées sans se confondre. C’est ce qui fait le prix et l’intérêt des témoignages directs recueillis dans les provinces de cet empire condamné à revivre. M. Eugène Jouve a parcouru une partie de la Turquie comme correspondant d’un journal « le province, et il a recueilli ses impression ; dans son Voyage à la suite des armées alliées en Turquie, en Valachie et en Crimée. Ce sont les impressions justes, rapides et sincères d’un esprit qui examine et qui écoute pour transmettre chaque jour ce qu’il voit et ce qu’il entend. Le mérite d’un tel livre est de prendre pour ainsi dire les choses sur le fait, de montrer la Turquie dans sa vie réelle, dans ses contrastes, dans ses vices comme dans ses élémens de reconstitution, et rien n’est plus curieux que de voir en présence l’inertie turque et la civilisation de l’Occident apparaissant avec nos années, laissant un peu d’elle-même partout où elle passe.

Il est un sentiment que partagent ceux qui ont visité la Turquie : plus que tous les autres, les voyageurs croient volontiers à un rajeunissement possible du vieil empire osmanli. L’auteur du Voyage à la suite des armées alliées ne désespère point de la Turquie, seulement il met à nu les incohérences et les désordres accumulés sur ce sol dévasté, et par cela même il laisse pressentir l’immense effort qui sera nécessaire pour faire prévaloir un ensemble de choses mieux ordonné et plus équitable. Le mal en Turquie n’est point dans les lois autant qu’on le pense ; la condition même des chrétiens n’est point, sous certains rapports, insupportable. La liberté de conscience existe peut-être plus qu’en tout autre pays. La propriété n’est nullement dépourvue de sanction légale au profit des rayas. Les impôts qui pèsent sur les chrétiens ne sont point excessifs. La loi en un mot n’a pas un caractère d’oppression ; mais le malheur est que la loi n’est qu’un mot, et que tout reste subordonné en fait à celle considération première de la predominance de la race turque. Qu’importe que les rayas aient leurs propriétés, leurs églises, leurs municipalités, là où domine la volonté d’un pacha occupé à pressurer cette population malheureuse, là où règne le Turc par la violence despotique de son orgueil ? La loi n’est rien, et c’est ce qui ex-