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conduire ? Enfin, pour que rien ne manquât à sa gloire d’homme public, Montaigne fut maire de Bordeaux dans un temps où c’était encore une charge d’importance, surtout au milieu d’un pays livré à toutes les dissensions civiles ; mais entre quelles dates précises exerça-t-il cette magistrature ? C’est là ce que veut éclaircir M. Alphonse Grün en suivant Montaigne dans toutes les périodes de sa carrière, et dans ce cadre de la réalité ainsi restituée revit l’homme ici qu’on le connaît, ici que le montrent les Essais, — ce portrait qui restera toujours le plus vrai de tous ceux qu’on peut tracer du philosophe périgourdin.

Ce fut dans un moment d’ironie que la fortune jeta Montaigne au milieu d’une des époques les plus troublées, dans la seconde moitié de ce XVIe siècle qui fut un orage permanent. Nature avisée, prudente et sensée, le piquant philosophe ne partageait aucune des passions de son temps, et il se proposa de vivre du mieux qu’il pourrait entre toutes les factions ennemies. De là tout son rôle d’homme public. Il encourut les inconvéniens de cette semi-neutralité. Il fut « pelaudé à toutes mains ; » au gibelin il était guelphe, au guelphe gibelin. Rien n’est plus curieux que l’apologie qu’il fait de sa conduite comme maire de Bordeaux ; c’est l’apologie de la tempérance et de la modération. Malheureusement il poussa la modération et le soin de sa tranquillité fort loin : quand vint la peste de 1585, il ne voulut plus rentrer à Bordeaux, parce que, disait-il, il avait « bon air » où il était. S’il fut capitaine, il n’avait pas sans doute une vocation très prononcée pour les combats ou pour l’art militaire en général. Il avoue qu’il oubliait le mot du guet, et entre les difficultés de la guerre il comptait « les espesses poussières dans lesquelles on nous tient enterrés au chauld tout le long d’une journée. » Cela veut dire que, conseiller au parlement, maire, négociateur ou capitaine, Montaigne restait toujours lui-même avant de s’absorber dans sa fonction. Il n’avait pas l’ambition des grands rôles, mais il n’en avait pas non plus le caractère et la force. Il aimait avant tout le repos, le calme, « la vie glissante, sombre et muette, » comme il le dit. C’était l’homme se plaisant aux voyages, amoureux de l’étude sans trop d’effort, s’enfermant quand il ne voyageait pas dans sa librerie de la tour du château de Montaigne, où il se laissait aller à se peindre lui-même en peignant la nature humaine : tant il est vrai que le Montaigne réel, historique, est avant tout celui des Essais. Montaigne était-il un sceptique, un pyrrhonien ? On l’a dit sans doute. Tel est cependant un des traits de cet esprit qu’il a pris soin de ne se pas brouiller avec la postérité, et que, dans ses Essais comme dans sa vie, on peut trouver le pour et le contre. Qu’il fût sceptique, cela n’est guère à contester ; mais il l’était comme Shakspeare, non comme Voltaire. Avec l’auteur de Hamlet, il eût dit : l’homme ne me plait pas ni la femme non plus. — Ce n’est point un guide sans péril, surtout dans les momens de défaillance, dans les époques d’énervement moral. Les Essais seront toujours la nourriture substantielle et savoureuse des esprits d’élite, pour qui un certain scepticisme est un préservatif contre les crédulités, les sottises, les versatilités de leur temps et de leur race. Le tout est que ce scepticisme laisse intacts les grands cultes de l’âme humaine, et ne serve point de prétexte pour se retrancher dans l’égoïsme et l’indifférence.