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durable du moins qu’à la condition d’une rigoureuse justice. Il faut que chacun y reçoive en raison de ce qu’il apporte et y trouve le rang que lui assignent ses facultés. C’est l’instinct qui le veut ainsi ; les rêveurs n’y changeront rien. Je sais bien qu’ils ont imaginé un homme à leur guise, se contentant de peu quand il pourrait recevoir beaucoup, s’oubliant pour ne songer qu’à autrui, laborieux et n’exigeant rien de plus que l’indolent, habile et se résignant au salaire de l’incapable. Je n’ignore rien de tout cela ; mais je sais également que l’homme, tel qu’il nous est donné de le connaître, est fort éloigné de cette perfection.

Justice donc et respect de la valeur individuelle, tel est le fondement de toute association qui prétend durer. Lorsqu’il ne s’agit que d’un apport de capitaux, cette justice est facile à garantir : le droit de l’associé se mesure sur la somme qu’il verse ; rien de plus équitable, de plus simple et de plus net. De là le succès de ces grandes commandites où tout se compose de valeurs appréciables, exactes dans leurs relations, et, sauf de petits abus, donnant lieu à des résultats d’une équité rigoureuse. Mais quand il s’agit d’un apport de facultés personnelles, de travaux et de services personnels, où est l’étalon de la valeur ? Comment déterminer d’une manière exacte ce qui a plus de prix et ce qui en a moins ? Comment, avec des éléments inégaux en puissance et d’une appréciation insaisissable, fonder un ensemble où chacun soit satisfait de son lot et qui ne blesse pas par quelque point le sentiment de la justice ! À quel signe certain, infaillible, reconnaître la proportion des mérites pour dresser l’échelle des rétributions ? Tel est l’écueil de ces associations où l’apport consiste en travaux et en services personnels : les droits y sont toujours mal réglés, mal définis ; une large part y est laissée au vague et à l’arbitraire.

Lorsque l’association ne roule que sur deux ou trois individus, la difficulté est moindre ; l’équilibre s’établit sans effort. Presque toujours ceux qui s’engagent ainsi ont pu se connaître et s’apprécier ; ils font entre eux la part des facultés, la part des capitaux mis en commun, et y conforment les résultats de l’opération. C’est un marché libre, sérieux, débattu en connaissance de cause. Mais quand l’association s’applique à un grand nombre de contractans, quand elle embrasse vingt, trente, quarante et jusqu’à cent individus, en peut-il être ainsi ? Où sont alors les garanties d’une appréciation préliminaire et d’un débat sérieux ? Où est la liberté du contrat au milieu de ce rassemblement fortuit et aveugle ? Où est la règle des intérêts dans cette confusion d" élémens ? Quoi ! il suffirait d’aller chercher à droite et à gauche des ouvriers qui ne se connaissent pas ou se connaissent à peine, de les grouper, de les réunir dans la