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au hasard à travers les faubourgs, et là elle est recueillie par de pauvres gens qu’elle a secourus autrefois dans leur détresse. Qui donne aux pauvres prête à Dieu ; Dieu va acquitter la dette, et le pasteur du voisinage, un homme simple, dévoué, fervent, assisté de Bertram repenti et du fidèle Eberhard, ranimera la vie morale dans l’âme si cruellement éprouvée. Quant à la vie du corps, trop de souffrances ont épuisé ses forces. À peine réconciliée avec elle-même, à peine rendue à sa sérénité première, la belle âme s’est envolée vers Dieu.


« Les rayons du soleil couchant illuminaient la chambre. On entendait au dehors de sauvages refrains démagogiques ; ici, des amis désolés entouraient ce corps immobile, enviant tout bas le sort de l’âme qui venait de trouver la juste voie. Eberhard, les yeux pleins de larmes, tenait la main gauche de la morte ; le baron avait saisi sa main droite et la couvrait de ses sanglots. Il pensait à cette scène de minuit, alors qu’Elisabeth, attirée dans son piège, gisait aussi, comme il la voyait là, évanouie, à demi morte ; il remerciait Dieu de l’avoir sauvée alors, de ne pas avoir laissé peser sur lui une responsabilité si terrible. Il renouvelait aussi son vœu d’une vie nouvelle, afin d’être digne un jour de ces régions célestes où elle venait d’entrer.

« La dépouille mortelle d’Elisabeth avait conservé une beauté merveilleuse qui semblait d’heure en heure resplendir davantage ; aussi le baron, qui partageait la répugnance de Goethe contre l’usage d’ensevelir les corps sous la terre, S’opposait-il de toutes ses forces à ce que l’on creusât la fosse. Le pasteur dut intervenir pour combattre cette erreur et rectifier encore une fois les sentimens du jeune artiste. L’enterrement eut lieu ; avec quel recueillement, avec quel silence solennel on confia au sein de la terre, comme un germe périssable, ce qui doit en sortir un jour et s’épanouir à une vie immortelle !

« Le baron planta un rosier et un lys sur le sol de la fosse, Eberhard y planta un arbre de vie, et quand ils s’éloignèrent de ce lieu, pressés dans les bras l’un de l’autre, ils s’en allaient les yeux noyés de larmes, mais les regards dirigés vers le ciel, où ils savaient que se trouve la vraie patrie.

« La tombe d’Elisabeth était tout près de celle où reposait l’ouvrière qu’elle avait secourue ; le mari et la fille de la pauvre femme promirent de cultiver les fleurs avec soin. Les roses et les lys s’épanouissent chaque année dans toute leur splendeur, et l’arbre de vie a jeté de solides racines. »


Tel est ce livre, dont le succès a été si bruyant en Allemagne. J’en ai dit assez, ce me semble, pour prouver que ce succès est mérité à plus d’un titre. L’auteur, malgré son inexpérience de romancier et d’écrivain, y déploie îles qualités du premier ordre. J’avoue sans peine qu’il est diffus, qu’il manque de variété, que son invention languit en maintes rencontres ; mais quel regard perçant dans les profondeurs de l’âme ! quelle finesse et quelle vigueur d’analyse ! Celui qui a tracé ces pages connaît admirablement les maladies intellectuelles