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son incurable manie ? Ce n’est plus le brillant esthéticien qui substituait l’art à la morale et se faisait illusion à lui-même par ses prétentieuses subtilités. Il est fou, et, dépouillée peu à peu de son prestige, sa folie devient plate et vulgaire. À peine délivré des craintes que lui inspirait l’exaltation amoureuse de Bertram, il est tenté de trouver sa femme trop pieuse, trop résignée ; il regrette ces luttes morales qui mettaient en jeu toutes les puissances de l’âme, il regrette ces représentations de Don Juan et de Roméo où tant de passions s’agitaient sous le voile de la poésie ; il regrette ces émotions, ces tourmens, ces périls ; il regrette, non pas la chute peut-être, mais tout ce qui précède la chute. Décidément le fanatisme de l’art a étouffé le sentiment moral au fond de cette âme, et il est temps que Robert subisse sa peine. Sa peine, ce sera de quitter le théâtre de ses succès philosophiques et de ses fantaisies d’artiste. Il vient de scandaliser l’université par un discours d’ouverture où l’athéisme de l’extrême gauche hégélienne étalait ses hideuses violences. Le sénat de l’université se rassemble, le professeur athée est suspendu, et Robert, qui a déjà dépensé en caprices philosophiques la meilleure part du patrimoine de sa femme, est obligé d’accepter pour vivre un très modeste emploi dans le gymnase d’une petite ville.

Adieu à la brillante cité universitaire ! Nous voici dans une de ces villes où les passions démagogiques ne se déguisent pas sous de séduisantes formules. Accueilli comme une victime des tyrans, Robert deviendra bon gré mal gré le chef de je ne sais quelle milice grossière et ténébreuse. Toute cette fin du roman est une effrayante peinture. Il y a là des coquins de toute espèce, depuis l’avocat hautain, cupide, débauché, tartufe de démocratie, jusqu’à ce théologien de cabaret qui injurie le Christ en vidant sa bouteille, là les propos ne sont rien encore : quelles mœurs ! quels dévergondages ! Çà et là même, quels crimes cachés dans l’ombre ! l’auteur tombe ici dans des exagérations fâcheuses ; entraîné par le besoin du contraste, il charbonne au lieu de peindre, et ne s’aperçoit pas qu’il substitue des scènes de mélodrame à l’étude des passions.

Au milieu de ces tableaux grotesques ou horribles, la figure d’Elisabeth, il faut le reconnaître, est presque toujours traitée par l’auteur avec une délicatesse exquise, avec une compassion profonde, car l’heure du châtiment a sonné, et les catastrophes se précipitent. L’abîme s’est creusé de plus en plus entre l’athée et sa victime. Pour ranimer sa foi éteinte, Elisabeth a recours aux devoirs de la charité pratique. Elle visite les malades des hôpitaux, elle s’impose des privations pénibles, et va distribuer ses aumônes dans la masure du pauvre. Cette fraternité que son mari prêche avec tant de fracas dans la fumée des clubs et des tavernes, c’est elle qui sait l’exercer