Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 10.djvu/1309

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

auxquelles le philosophe fait une guerre de tous les instans, ce sont elles qui le protègent encore et défendent l’honneur de son foyer. Que sera-ce donc si Robert s’efforce de détruire les derniers scrupules de sa femme ? La scène est à la fois comique et douloureuse. Robert, préoccupé toujours de son système d’éducation philosophique à l’usage d’Elisabeth, entreprend de lire avec elle Tristan et Yseult de Gottfried de Strasbourg. Les poèmes chevaleresques de ce moyen âge où tant d’historiens ne veulent voir que des extases mystiques sont de merveilleux philtres d’amour. Vous vous rappelez le tableau de Dante, la scène de Françoise de Rimini et de son beau-frère Paul, et cette lecture de Lancelot du Lac, cette lecture per diletto qui maintes fois fit leurs yeux se chercher et leur visage changer de couleur[1].

Per più fiate gli occhi et sospinse
Quella letura, e scolorocci ’l viso.

Les peintures de Tristan et Yseult ne sont pas moins enivrantes que celles de Lancelot du lac, et ici, — voyez ce qui rend la situation si douloureuse et si comique ! — tel le rôle de Tristan est expliqué, commenté, justifié philosophiquement par celui qui dans la Divine Comédie arrive tout à coup l’épée au poing, et perce le cœur des deux amans. Tristan est le héros de Robert ; Tristan, selon le docteur hégélien, a sur l’épouse du roi Marc le droit que donne l’amour partagé ; c’est le roi qui est le vrai coupable. Assurément, dit-il, le roi n’a pas tout à fait tort d’être jaloux et altéré de vengeance. Il obéit à ses idées, il veille à sa manière sur l’honneur de sa race. Et c’est précisément là ce qui rend la situation si tragique : il a raison à son point de vue ; mais Yseult aussi est dans son droit, et ni l’un ni l’autre ne peuvent agir autrement qu’ils ne font.


« Elisabeth sentait son cœur battre avec violence, mais Robert était dans un accès de fièvre philosophique ; il venait d’attaquer sa note favorite, et il poursuivit de plus belle, oubliant tous les parallèles possibles.

« — Il est clair que ces deux êtres avaient été créés l’un pour l’autre. Ils brillaient d’une lumière éclatante au milieu de tous ceux qui les entouraient. C’est Tristan qui était le véritable roi ; son bras était le soutien du royaume, il avait conquis l’amour d’Yseult, elle lui appartenait par la volonté de Dieu et selon l’ordre du droit. Mais que Tristan fût forcé de se barrer à lui-même le chemin qui devait le conduire à la possession du trône et à la possession d’Yseult, oui, qu’il fût forcé d’agir ainsi pour déjouer la jalousie des courtisans et du souverain, cette tragique péripétie vient du désordre social qui place si souvent un être nul, absurde, méchant même, au faite de la puissance, tandis que l’esprit sublime reste en bas, sans droit, sans pouvoir, condamné à gémir, à se tourmenter toute sa vie, et forcé de lutter contre

  1. Dante, l’Enfer, Ve chant, traduction de M. Brizeux.