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philosophie nouvelle. Ce qu’il veut faire d’Elisabeth ? Une expérience de psychologie !

« O mon ami, quel sentiment, quelle émotion, quel plaisir de la conscience goûté par les hommes d’autrefois serait comparable à cette conscience de notre divinité telle que nous la possédons enfin ! Quelle joie surtout, lorsque, bien assurés de cette possession, dégagés des ténèbres qui nous dérobaient à nous-mêmes, nous plaçons en face de nous une âme étrangère encore à notre foi, une âme arrêtée sur les degrés inférieurs de la science, et que là, du sein de la lumière qui mais éclaire, nous étudions cette âme, ce précieux produit de la force universelle, cette image de ce que fut naguère notre ignorante humanité, nous voyons fonctionner son mécanisme spirituel, nous suivons une à une ses transformations successives au milieu du développement de la vie et des conflits du monde ! Elisabeth est complètement femme. Toute sa nature est si vraie, son cœur si simple, si droit, sa voix si mélodieuse, que le roi Lear la prendrait pour sa fille Cordélia. Ah ! je ne regrette pas les facultés plus grandioses qui ne se trouveront jamais chez une telle créature. Elisabeth ne fera jamais de grandes actions, aussi longtemps du moins que les circonstances et le travail intérieur de son être moral n’auront pas accompli chez elle une révolution terrible ; mais elle sera ferme dans le malheur, elle aimera toujours mieux souffrir l’injustice que de la commettre. et ne sont-ce pas là pour le bonheur du mariage des qualités plus sûres que l’activité presque virile de ces femmes dont je faisais jadis mon idéal ? Quelle curiosité elles excitaient en moi, ces robustes filles bourgeoises, avec leurs formes vigoureuses et leurs regards altiers ! J’en ai assez désormais, j’ai terminé mon étude ; il n’y a point de mystère en elles, car là où la nature n’est pas transfigurée par l’esprit, le mystère des choses est bien vite pénétré. Dans Elisabeth, je le vois, il y a un mystère, un mystère profond ; l’étude de ce mystère sera la plus douce lâche de ma vie… »

Voilà quelles pensons occupent le cœur de Robert au moment où il semble s’ouvrir aux enchantemens de l’amour, voilà le rôle qu’il destine à celle qui va unir son existence à la sienne. Quel contraste entre les préoccupations philosophiques de Robert et l’heureuse sérénité d’Elisabeth ! Comme elle est pure et confiante ! Comme elle est fière de la supériorité intellectuelle de celui qu’elle aime ! Elle sait bien que Robert a une certaine façon qui lui est propre d’interpréter le sens des traditions chrétiennes, mais elle ne soupçonne seulement pas vers quel abîme on la conduit. Nous aussi, nous le devinons à peine ; cette longue série d’épreuves, de dangers, de misères sans nombre, c’est précisément le sujet de ce douloureux tableau.

Ne pensez-vous pas que c’est là une histoire bien allemande ? File est directement empruntée aux mœurs, aux agitations, à la destinée intellectuelle et religieuse de ce pays. Nous sommes bien loin cette fois, et Dieu en soit loué ! de l’imitation de nos récits à la toise, et de la reproduction artificielle et fausse du faux Paris de nos romanciers. Il n’y a rien tel qui ne soit profondément empreint de l’esprit