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elle lui récite le Chant de nuit du Voyageur, les vers intitulés Consolation dans les larmes, aspiration, et surtout les belles strophes à la lune, dont le dernier cri répond si bien à l’état de sa pensée : « Heureux, dit le poète, heureux celui qui, jouissant des biens que le monde ignore, des biens que le monde ne sait pas apprécier, chemine pendant le silence de la nuit à travers le labyrinthe de son âme ! » Cet amour ardent de la solitude inquiète l’esprit plus pratique de Léonore. Elle croit, avec les livres saints, que la solitude est mauvaise à qui n’y vit pas avec Dieu. Elisabeth n’a pas cessé de vivre avec Dieu ; mais quoi ! se nourrir toujours de sa propre pensée, errer sans guide dans ce que le poète appelle si bien un labyrinthe, ne pouvoir échanger ses réflexions, ne pouvoir rectifier, s’il y a lieu, les erreurs ou les tendances funestes ! Léonore n’habite pas la même ville qu’Elisabeth ; elle ne serait pas si alarmée, s’il lui était donné de voir souvent son amie et de lui fournir les entretiens spirituels qui lui manquent. Elle obtient du moins que la belle rêveuse abandonnée tracera dorénavant pour son amie le journal fidèle de ses pensées. Elisabeth peut s’aventurer encore dans son labyrinthe ; elle n’y sera plus seule, et chaque semaine, après ses mystérieuses promenades, elle racontera ce qu’elle aura vu.

Cette peinture de l’âme d’Elisabeth, ce mélange de religion et de poésie, cette association d’un christianisme indécis et des leçons plus indécises encore que peut donner l’imagination des poètes, toutes ces choses, si vraies partout et singulièrement en Allemagne, sont étudiées et décrites par l’auteur avec une très habile délicatesse. Est-ce une condamnation de la poésie ? Non, certes ; bien que l’auteur ne dévoile pas encore toute sa pensée, on voit bien qu’il n’appartient pas à ce méthodisme ténébreux qui éloigne les âmes au lieu de les attirer. Au reste, afin de mieux séparer sa cause de celle des modernes iconoclastes, l’auteur introduit tout d’abord un personnage qu’il va sacrifier résolument. À peine les deux jeunes filles ont-elles fini leur discussion sur les poètes, qu’on les prie de descendre au salon. Il y a là un étranger qui est venu visiter les parens d’Elisabeth. C’est un pasteur, un esprit grave, et Léonore n’a rien de plus pressé que de lui remettre la décision du débat. En vérité elle s’adresse mal, et la question ne sera pas résolue. Ce pasteur est le piétiste le plus intolérant qui soit jamais sorti des officines du fanatisme. L’art n’est pour lui qu’une école de perdition, et la poésie un maléfice de l’enfer. Incapable de comprendre le spiritualisme de l’art, il souffle de ses jugemens cyniques les plus belles œuvres du génie de l’homme. Elisabeth veut en vain défendre ses poètes bien-aimés, cet odieux personnage l’épouvante ; elle est blessée au cœur, elle a froid, la tristesse et le dégoût lui ferment la bouche. Malgré l’antipathie qu’il éprouve pour ce sermonneur stupide,