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Racine s’est laissé séduire à l’envie de s’approprier forcément un mouvement de passion si vrai ; mais cela était trop mou pour la tragédie, et ce qui était délicieux dans la passion d’un jeune fou qui se livre à un dépit momentané ne convient plus dans la bouche du fils d’Achille.

L’amour était donc introduit sur la scène, mais dans un ensemble de circonstances vraiment corruptrices, et non tel qu’on l’a vu en général chez les modernes. Ce n’était plus, il est vrai, la grossièreté licencieuse des mots, ni l’infamie de certains sujets qui y avaient précédemment figuré ; c’était quelque chose de plus dangereux, parce que le beau devenait la splendeur du mal, et l’attrait de cette corruption raffinée, répandue partout avec l’éducation même, paraît avoir amené enfin la porte de tous ces chefs-d’œuvre de Ménandre littérairement si admirés. En trouvant exagérés les scrupules du clergé grec, qui provoqua, dit-on, cette destruction, peut-en cependant les condamner tout à fait ? L’admiration littéraire doit-elle faire passer sur tout le reste ? Nous serions tenté de croire avec M. Benoît qu’une mesure si extrême peut cependant se comprendre, si réellement cette lecture énervait la jeunesse du Bas-Empire, car cette jeunesse avait besoin d’autres inspirations que celles des courtisanes pour repousser la barbarie qui allait bientôt envahir le foyer de la civilisation byzantine, et causer tant d’autres pertes littéraires à jamais regrettables. Quoi qu’il en soit, l’amour ne fut pas toujours dans Ménandre entouré d’un cortège aussi corrupteur. Ménandre trouva une combinaison, un canevas qui rapprochait pour ainsi dire l’amour de son but légitime, et terminait l’intrigue par le mariage, ce qui depuis lors est resté la conclusion universelle et un peu monotone de toutes les comédies. Un jeune homme de bonne maison s’enflammait non plus pour une courtisane, mais pour une jeune fille inconnue qui vivait pauvrement dans la retraite, du travail de ses mains, sous la protection d’une amie ou d’une mère. Le jeune homme voulait l’épouser ; opposition de la famille. On découvrait enfin que la jeune fille était d’une naissance honorable, que dans son enfance elle avait été exposée, ou perdue, ou enlevée par des pirates ; son père se trouvait être quelque personnage de la pièce, un ami du père du jeune homme ; reconnaissances, surprises, transports, mariage. À Ménandre appartient la priorité de ce dénoûment, si souvent répété jusqu’à Molière même. C’était un progrès considérable pour la moralité de la comédie ; un jeu de passions et de caractères très varié pouvait dès lors y entrer sans qu’il fût besoin de recourir aux intrigues des femmes perdues ; l’imagination, occupée d’un petit roman dramatique, n’avait plus besoin d’être éveillée par des allusions contemporaines et personnelles, et c’est peut-être alors que la comédie