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Bacchus, Hercule, Neptune, Jupiter même, habitans de l’Olympe grands et petits, sont montrés avec persistance sous des caractères vulgaires, intéressés, méprisables, au-dessous de l’humanité la plus décime. Mais c’est surtout dans les Oiseaux qu’on peut mesurer l’audace de ces agressions. Nous avons ici même, dans une étude sur Aristophane[1], expliqué assez longuement cette pièce, à laquelle les commentateurs avaient toujours cherché bien loin des interprétations obscures, insoutenables, incohérentes. Rien de plus facile pourtant que de lui donner un sens ; il suffisait de le chercher dans le sens général de la littérature grecque. Aucune des pièces d’Aristophane n’a plus d’unité que celle-là. D’autres n’offrent que des tableaux sans suite, à peine rattachés entre eux ; celle-ci marche à son but depuis les premiers mots jusqu’à la fin. De quoi s’agit-il en effet ? De créer une cité nouvelle, exempte des sottises et des embarras des cités existantes, une espèce d’utopie comme celles des philosophes, mais beaucoup plus gaie. Pisthétère, las du bruit et des abus d’Athènes, s’en va dans le pays des oiseaux et leur conseille de bâtir une ville dans l’air, sur un nouveau modèle religieux et politique. Il leur persuade que par ce moyen ils seront débarrassés des dieux mêmes et en prendront la place. Voilà le sujet bien indiqué ; une théogonie faite exprès, et qui parodie plaisamment celle d’Hésiode, l’explique encore plus clairement dans un hymne admirable d’ironie et de lyrisme. Quand la cité est bâtie, tous les abus d’Athènes viennent en procession pour s’y faire recevoir : ce sont des poètes avec d’emphatiques dithyrambes, des prêtres qui veulent consacrer la ville, des devins qui offrent des oracles, des sycophantes, des inspecteurs, des législateurs. Pisthétère les met tous à la porte ; mais les dieux ? Les dieux sont vaincus, l’Olympe est pris par la famine. Ne vivent-ils pas en effet de la fumée des sacrifices ? Or cette fumée est interceptée par la cité des oiseaux, qui remplit l’atmosphère et coupe le passage. C’est Prométhée, l’antique ennemi de Jupiter, qui, s’étant adroitement échappé du ciel, vient apprendre aux oiseaux cette bonne nouvelle. Les dieux de Thrace, nouvellement reçus dans l’Olympe et grands mangeurs comme des barbares qu’ils sont, ont été les premiers à s’ameuter contre Jupiter ; ils ont faim. Tenez bon, dit Prométhée, il faudra bien que les dieux se rendent à discrétion ; faites-leur des conditions dures ; exigez que Jupiter abdique, qu’il remette sa foudre à Pisthétère, votre libérateur, et qu’il lui donne en mariage Basileia (la souveraineté divine). On le voit, c’est, sous une autre forme l’ancien mythe même de Prométhée, qui avait ravi

  1. Aristophane et la Comédie religieuse et politique des Grecs, dans la Revue du 15 août 1843.