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périls ou de l’immoralité d’un tel principe. Une transaction, accueillie avec empressement par Mazarin, caractérise l’esprit de ce temps où dans les diverses classes de la société française la pensée politique ne passait guère l’horizon de la vie usuelle. Après de longues résistances, le parlement finit par enregistrer l’emprunt forcé, sous la condition formelle que tous ses membres en seraient exemptés, ainsi que les avocats, procureurs et notaires qui formaient la nombreuse clientèle des cours souveraines ; puis, à la satisfaction de se libérer eux-mêmes ajoutant le plaisir plus grand encore d’atteindre leurs ennemis, les gens de loi, qui méprisaient et jalousaient les hommes de finances, firent porter exclusivement le poids de l’emprunt « sur les officiers comptables, traitans et fermiers entrés dans les prêts faits au roi, et ceux qui avaient exercé depuis vingt ans de grandes négociations en marchandises. »

Talon, qui nous a conservé ce curieux arrêt rendu sur ses conclusions, dit « que le public et les gens d’honneur comblèrent à cette occasion-là le parlement de bénédictions, tandis que les capitalistes s’émouvaient, soutenant que le crédit public était désormais perdu. » Il ajoute que le contrôleur général criait aussi bien haut, et prétendait qu’une classe d’hommes ne pouvait, sans une injustice révoltante et sans grand péril pour la fortune publique, être seule comprise dans la taxe : observation des plus judicieuses à coup sûr, mais que n’admet point l’avocat général, attendu « qu’il s’agit de gens haïs et méprisés, possédant la plus grande partie des capitaux du royaume, comme il se voit par leur luxe en vêtemens, en meubles et en festins, ce qui a rendu la mesure agréable à la compagnie, qui ne souffre qu’avec déplaisir la richesse de ces personnes[1]. » Enfin le président de Novion va plus loin, et s’écrie « qu’il y aurait justice à faire perdre à tous ces prêteurs l’argent qui leur est dû, attendu qu’ils ont assez profité les années précédentes ; que ce sont des personnes pour la plupart de petite naissance, qui ont des biens immenses, dont la seule possession est capable de leur faire le procès. » Était-il possible de constituer sur des bases rationnelles le gouvernement d’un pays où de telles maximes étaient très consciencieusement professées dans le sanctuaire de la justice ? Et quelle étrange époque que celle où la notion générale du droit était aussi peu développée dans le cœur des plus nobles et des plus intègres magistrats !

Nonobstant la souplesse du cardinal Mazarin et les caresses prodiguées par lui aux membres influens du parlement, la lutte s’engageait plus ouvertement chaque jour entre le pouvoir et la magistrature, parce que le premier ministre n’avait plus d’autre souci que

  1. Mémoires d’Omer Talon. Tome Ier, année 1644.