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car son feu vivifiant pénétra jusqu’à mon sein, me réveilla de mon engourdissement, et me rappela distinctement le regard de la vieille Mose, son bienfaisant regard, qui me consolait ! Je pus lever mes bras vers elle. Je repris possession de moi-même, et dès lors je pensai à Isaure, je m’étonnai de l’avoir quittée, je me rappelai ses pleurs, et je fus saisi de tristesse et de crainte.

Alors, sans oser me comparer à elle, je la vis dans sa beauté resplendissante, et moi dans ma misère ; j’avais abusé de sa compassion en attachant sa destinée à la mienne ; je vivais de sa vie, mais à la condition que mon âme demeurât soumise et résignée dans la gêne de sa prison terrestre, sans chercher à s’épanouir ici bas. Mon âme devait résister aux suggestions de son enveloppe imparfaite et grossière ; c’était pour une contemplation mystique qu’elle avait été liée à celle d’Isaure. Oui, je devais adorer et servir : c’était la loi qui m’avait été faite par l’auteur de toute harmonie. Je ne devais pas être l’égal de ma souveraine maîtresse ! Cela m’apparut avec une clarté qui m’éblouit, comme si j’avais vu le visage de Dieu. Retombant volontairement à l’infériorité de mon rang, je retrouvai en moi la douceur de mon humilité, la joie profonde de mon adoration, l’orgueil de mon obéissance.

À cet instant, des lumières m’entourèrent ; je vis M. Evens à mes côtés. Il me cherchait ainsi que ses serviteurs, — depuis bien des heures, me dit-il, car il y avait plus d’un jour que j’étais absent.

Je m’élançai en avant pour revenir au château ; j’arrivai dans la cour ; sur le grand perron, je vis Isaure ; elle était debout, écoutant les bruits de la nuit, splendidement éclairée par les rayons de la lune. De l’ombre épaisse où j’étais, je la voyais, tandis qu’elle, les yeux tournés vers moi, ne pouvait m’apercevoir encore. C’était l’image de notre destinée, — elle nageait dans la lumière, et moi j’étais condamné à rester dans les ténèbres ; mais tous les deux nous vivions sous l’œil de Dieu.

Elle entendit le bruit de mes pas, prononça mon nom, et saisit ma main ; la sienne était froide, et je fus frappé de la pâleur de son visage ; le brouillard de minuit l’avait enveloppée et la faisait frissonner. Elle marcha devant moi sans quitter ma main, et se mit près d’un grand feu ; puis, me regardant sans colère, elle se plaignit de mon absence ; je baisai le bas de sa robe ; elle me fit un signe de pardon, et je restai silencieux à ses pieds. La flamme du foyer ne la réchauffait pas ; je sentis son tremblement, et je vis une étrange pâleur couvrir son visage de plus en plus. Sa tête se renversa ; instinctivement je la pris dans mes bras, comme lorsqu’elle était plus petite et qu’elle voulait traverser un ruisseau ; je la portai sur son lit. Ses