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Je ne protégeai pas Isaure, — je ne protégeais point, — mais je la regardai, je la suivis, j’en fus protégé ; elle eut le sentiment de sa royauté et de mon entière obéissance. Je ne prévoyais rien ni n’agissais en dehors de sa volonté ; je la servais. Ainsi j’étais pour elle un accident sans équivalent dans la nature, mais rien qu’un accident sans doute. Avec moi, elle agissait en toute liberté ; elle était comme si elle avait été seule, tout à fait seule ; mon âme existait à peine visible pour elle.

Elle allongeait son doigt vers l’objet qu’elle voulait ; je le lui donnais. Elle courait dans les bois, et elle se retournait pour me montrer l’obstacle ; je l’écartais. Il en était ainsi en toutes choses. Quand elle me faisait signe de sortir, je m’asseyais à sa porte et j’attendais ; lorsqu’elle me rappelait, je la bénissais de me laisser respirer l’air qu’elle respirait elle-même et de me donner la joie de la contempler, elle, l’image de l’éternelle beauté.

Je sentais que j’étais enchaîné à sa destinée, que j’étais une parcelle de son être ; qu’elle était l’esprit tout puissant, que je n’existais que dépendant essentiellement de sa force et de sa vie ; que tout mon être, matériel et immatériel, était au service, de sa volonté. Cela était et cela devait être ! J’étais au dernier rang, elle était, au premier ; elle pouvait poser ses deux pieds sur mon front ; c’était son droit et l’ordre de notre création. J’étais placé dans son cercle ainsi qu’une planète inférieure dans celui du soleil, et qui ne peut s’en écarter sans tomber et se perdre dans l’espace sans fin.

Aussi, malgré mon infirmité, j’étais directement en rapport avec elle ; je ne sentais rien qui nous put séparer : c’était un repos plein de béatitude. Les autres la voyaient passer en ce monde, mais sans entrer en communication avec son âme. Quoiqu’ils lui parlassent mieux que je ne pouvais le faire, leurs mots étaient des corps opaques, des formes convenues, qui ne renfermaient point la lumière. Ils croyaient marcher dans le même chemin, mais ils ne suivaient point la même voie. Elle et eux ne se connaissaient pas ; ils n’avaient point pour elle mon amour surhumain, à moi, qui marchais dans ses pas et qui recevais ses rayons ravissans ! Elle ne mesurait point ces rayons à ma valeur ; malgré mon abaissement, elle les versait a pleines mains sur ma tête. Elle savait mon langage d’ici-bas ; elle ménageait ma faiblesse ; elle avait compassion de ma misère ; elle l’acceptait sans surprise. Quelle infinie reconnaissance elle me donnait de m’employer à la servir, sans se plaindre de son serviteur ! Je ne pourrais raconter aucun fait de ce temps : je ne me rappelle que sa présence. Je ne pourrais dire combien d’années se passèrent ainsi.

Un jour, oui, c’était le jour, et le soleil brillait, car elle était penchée hors de la fenêtre pour respirer la giroflée, et ses cheveux éclairés faisaient une couronne d’or autour de son front. M. Evens tenait