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les brins d’herbe élégans, les fleurs éclatantes, les oiseaux, les vieux lierres du donjon, les rayons du soleil à travers les arbres, les eaux limpides de l’étang, la blancheur du rocher. Quel rapport toutes ces choses avaient-elles avec la vieille Mose, pour que loin de cette femme elles me la rappelassent, et cela involontairement et subitement ?

Elle était devenue plus lente et plus grave. Elle restait tout le jour dans son grand fauteuil. Sa voix était plus basse, son visage plus allongé ; elle n’était point différente d’elle-même, car tous étaient avec elle comme de coutume. Ils n’entendaient pas le soupir qu’elle exhalait quand elle tombait plus lourdement en s’asseyant. Ce soupir venait du contentement d’un repos tranquillement goûté, plus doux peut-être parce que son fauteuil était devant un bon feu, au coin de la grande cheminée, et que la neige qui couvrait les montagnes environnantes donnait à tous les objets une forme si nette, qu’ils heurtaient le regard et pouvaient amener une lassitude inaccoutumée.

Un soir, M. Evens s’en était allé, la vieille Mose était seule, j’avais le front appuyé sur le coin de son tablier, je respirais d’accord avec sa propre respiration, plus agitée et par moment comme déréglée. Je levai les yeux, son visage était si pensif et pourtant si lumineux, pour ainsi dire, que j’en fus ébloui ; cela venait peut-être de la flamme du foyer, qui, l’éclairant splendidement, rendait plus frappante l’expression majestueuse de ses traits. Sa respiration devenait si précipitée, que je ne pouvais plus la suivre. Je pris sa main, ce que je ne faisais jamais ; je la pris, parce qu’elle pendait le long des bras du fauteuil comme abandonnée. Alors la vieille Mose tressaillit imperceptiblement, et plaçant cette main sur ma tête, cette main lourde et humide, elle me regarda en disant avec une pitié surhumaine : « Pauvre orphelin ! puvre innocent ! » et d’une voix telle qu’elle pénétra matériellement à travers ma poitrine, et me fit éclater en sanglots. Ces sanglots inaccoutumés la tirèrent comme d’un rêve, elle fit des efforts pour me consoler. Je n’étais point triste ; de quoi aurais-je pu être triste ? Ses paroles ou plutôt le son de ses paroles avait fait jaillir de mon cœur une source de pleurs d’une douceur inconnue, qui me détendait.

Craignant de la fatiguer sans pouvoir arrêter ces larmes bienfaisantes, je m’assis à terre en face d’elle, la tête cachée dans l’angle de la cheminée. Quand je la regardai après m’être apaisé, elle me sembla si grande, si pleine de majesté, si transfigurée, que je me mis debout pour la mieux contempler. Ses yeux étaient plus avant dans son crâne, quoique plus largement ouverts ; ils voyaient plus loin, ils avaient dans leur fixité et dans leur expression surprenante une puissance, une bonté, une béatitude si grandes, que je tombai à genoux. La vieille Mose resta immobile, son regard fixé, immuablement