l’expression d’une mélancolie profonde, sans amertume et sans expansion : tel était mon hôte.
J’étais revenue quelque temps après, et la même réception plusieurs fois répétée m’avait encouragée ; enfin une sorte d’intimité s’était établie entre le comte Willy et moi, sans que jamais pointant nos courts entretiens eussent d’une part ou de l’autre pris un caractère de confidence. Il était naturellement réservé, mais il y avait entre nous une sorte de mystérieux accord de bienveillance qui semblait être pour lui comme une distraction, ou plutôt comme une secousse donnée à une intelligence qui par momens me paraissait puissante et le plus souvent engourdie dans une inexplicable torpeur. Je respectais alors son silence, et nous nous promenions sur le bord de l’étang ou dans les allées du parterre, côte à côte, sans rien dire, ou bien nous restions assis sur l’espèce d’estrade élevée à l’une des fenêtres d’un petit salon, lui dans un grand fauteuil, moi en face, sur une chaise longue ; nous échangions quelques regards et quelques paroles entrecoupées de longs silences. Un intérêt indicible m’attachait à cet homme, que les soins attendris de ses serviteurs me rendaient respectable. Je refoulais comme une mauvaise pensée le plus léger essai de curiosité ; pour rien au monde, je n’aurais hasardé un mot à ses gens pour obtenir le moindre indice. Je ne sais si ce culte pieux du mystère dont il paraissait s’envelopper soit à dessein, soit par habitude d’indifférence solitaire, ne l’avait pas touché, ou si mon esprit contemplatif allait à sa nature.
Un jour, entraînée je ne sais par quel à-propos et par quelle fantaisie d’imagination, je me laissai aller, comme si j’avais été seule, à une sorte de méditation parlée sur les mystiques affinités de certaines âmes entre elles, et sur ces étranges harmonies qui semblent une vague réminiscence d’une vie antérieure, et le pressentiment non moins vague d’une autre vie, où les âmes ainsi en secret rapport ici-bas ont été ou seront, avec conscience et pleine lucidité, intimement unies d’un ineffable amour.
Pendant que je parlais, le comte, d’ordinaire incliné, s’était redressé ; ses yeux, fixés sur moi, brillaient d’un feu singulier ; son front, toujours chargé et ridé, n’avait plus un pli ; pas un souffle ne s’échappait de sa poitrine, dont il semblait savourer l’épanouissement intérieur. Je me tus, et le comte conserva la même expression d’attention ravie ; c’était une espèce d’extase où de mon côté je le contemplais sans songer à l’en tirer.
La nuit vint, ou apporta les flambeaux ; mais il resta dans son immobilité. Pour moi, l’agitation me saisissait : je me levai ; il prit ma main, la posa sur sa tête à demi inclinée, et je le vis sourire pour la première fois.