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REVUE. — CHRONIQUE.

à l’éducation grossière et aux tentations de la toute-puissance. À toutes les époques, cette vertu spontanée, et qui se crée pour ainsi dire d’elle-même par une énergie toute personnelle et contre le courant des choses, est un phénomène infiniment rare. Aussi les beaux caractères de ces temps sont-ils plus beaux de toute l’horreur qui les entoure. Le plus souvent, c’était la femme qui, souvent malheureuse elle-même de cette vie brutale, faisait descendre, d’une position élevée, la pitié sur le peuple. Toutefois la seule protection permanente, la seule justice fortement instituée, c’était l’église. Mise en harmonie avec la féodalité, parce qu’il le fallait bien, mais non absorbée par elle, grâce à la résistance héroïque et vivifiante de Grégoire VII au siècle précédent, l’église, malgré les vices du clergé, avait accepté la tutelle des faibles, et l’exerçait avec courage et persévérance sur tous les points du territoire. Le coup terrible qui avait détrôné l’empereur d’Allemagne avait aussi, par répercussion, ébranlé toutes les seigneuries de village. Il y a beaucoup d’exemples aussi de cet ascendant de l’église dans cette chronique si courte et si simple de Lambert. Nous avons déjà vu une orpheline sans défense, que le comte voulait, dans des vues égoïstes, marier malgré elle, se réfugier sous la suzeraineté de l’évêque de Térouane, seul moyen de rendre légale la protection de celui-ci. Nous y voyons encore un seigneur excommunié pour avoir démoli un moulin appartenant à une veuve. Un autre subit la même peine pour s’être emparé d’un marécage donné par son prédécesseur à tous les habitans d’une paroisse, et qu’il faisait découper en tourbes combustibles à son profit. Si l’excommunication ne faisait pas toujours réparer le mal, au moins elle pesait d’un poids terrible sur la tête du coupable. Arnoul III d’Ardres, cet homme dur et impitoyable pour le peuple, passant un jour de fête par un village au moment de la messe, y assistait de loin, hors de l’église, debout devant le portail, sans oser y entrer. On croyait même que la malédiction du peuple faisait quelquefois descendre sur les oppresseurs la punition divine. Le comte Raoul, prodigue et pillard, n’ayant plus rien à distribuer à ses compagnons de guerre, accablait ses sujets d’exactions, « calomniait, opprimait, ravissait, sévissait. » Lambert ne ménage pas les termes. Un jour qu’il allait à l’une de ces « exécrables foires qu’on appelle des tournois, » il rencontra sur un vaste pâturage, près de Surques, une grande troupe de pâtres, et déguisant sa voix, pour n’en être pas reconnu : — Holà ! bergers, leur cria-t-il (sans même leur dire bonjour, observe Lambert), que dit-on du comte de Guines ? comment va-t-il ? où est-il ? où va-t-il ? — Les pâtres, gens simples et parlant de l’abondance de leur cœur, répondirent par des imprécations contre ce maître, qui les « écorchait, les tourmentait, les fouettait, sans pitié, insatiable. » — Il est parti pour la France, dit-on ; il y cherche la gloire, puisse-t-il, avant d’en revenir, se noyer dans la Seine ou la Loire ! qu’une flèche inattendue lui crève les yeux, qu’une lance lui perce les entrailles, et que son sang coupable coule jusqu’aux enfers ! — Comme on voit, le curé d’Ardres déploie ici toutes les forces de son style. Le comte, ainsi maudit, continua sa route en murmurant, et le souhait populaire s’accomplit sur lui ; il reçut au tournoi un coup de lance dans le ventre, une flèche lancée au hasard lui creva un œil, et des archers le précipitèrent, demi-mort et dépouillé de ses vêtemens, dans la Seine. De pareilles légendes, si peu vraisemblables