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REVUE. — CHRONIQUE.

fans à venir, et à perpétuité. Ils furent toutefois affranchis par l’un des fils de Gertrude, lorsqu’il partit pour la croisade. C’était une maîtresse femme que dame Gertrude ; aussi quand elle mourut, « le peuple, dit Lambert, la pleura les yeux secs et les lèvres quasi fermées. »

À propos de servage, voici d’autres faits étranges et fort peu connus que le bon curé d’Ardres raconte avec une chaleur d’indignation qui lui fait honneur. Toute une classe d’individus appelés colvekerles (hommes du bâton, hommes de la massue), considérée comme serve, était donnée en fief à quelque seigneur, comme une terre ou un office ; le feudataire en tirait son profit par une capitation contre laquelle Lambert invective de plus belle, comme il fait toujours contre les oppressions. Ces colvekerles étaient ainsi appelés parce qu’il leur était défendu de porter aucune autre arme qu’un gros bâton ou une massue. De temps immémorial, il y avait eu dans ces contrées maritimes de la Flandre une race opprimée et rebelle, qui était peut-être un résidu des dernières invasions des hommes du Nord. Un capitulaire de Louis le Débonnaire ordonne à ses envoyés de faire réprimer les conjurations d’esclaves qui ont lieu dans la Flandre, la Ménapie et autres lieux maritimes ; si les maîtres ne les répriment pas, ils seront eux-mêmes condamnés à l’amende. D’autres capitulaires interdisent à ces esclaves de porter des armes : « Si on les trouve, disent-ils, avec une lance, qu’on la leur rompe sur le dos, hasta frangatur in dorso ejus. » Mais cette police n’était pas aisée à faire, et quand la féodalité s’établit, comme tout se coordonnait avec le système des fiefs, la surveillance et l’exploitation de ces esclaves devinrent elles-mêmes la matière d’un fief. Cette idée serait venue d’abord, d’après quelques expressions de Lambert, au comte Raoul, vers l’an 1000, homme qui, dit-il, « ne craignait pas de charger ses sujets de pareilles misères et opprobres, et d’autres encore non moins déplorables. » Raoul avait donc donné les colvekerles en fief au seigneur de Ham, auquel ils payaient chaque année un denier par tête, quatre deniers à leur mariage, et autant à leur mort. Cet impôt se nommait la colvekerlie ; c’était la rente de cette propriété humaine, l’impôt sur la vie, sur la reproduction et sur la mort. Lambert appelle cet impôt dur et impitoyable, chaîne et joug de servitude, car servitude et impôt non consenti lui sont choses presque identiques et toujours également odieuses. Ici encore, par cet effort, que nous avons déjà signalé, pour multiplier la servitude en dépit des causes générales qui travaillaient à l’affranchissement du peuple, nous voyons Raoul ajouter aux droits de ce fief bizarre le droit bien plus cruel de soumettre à la même honte et à la même exaction « tous les étrangers qui viendraient dans le pays de Guines, et qui y séjourneraient un an et un jour. » Dieu sait quels abus devait entraîner la perception d’un semblable impôt ! Mais de plus on cherchait à l’étendre même sur des indigènes qui n’y étaient pas soumis, ce qui aurait entraîné pour eux la servitude. Guillaume de Bocorde, homme libre et d’ancienne famille, avait épousé Hawide, fille noble de Fiennes. À peine est-elle entrée au lit nuptial, que les agens, ou, comme dit Lambert, les satrapes du seigneur de Ham, se présentent (c’était l’usage sans doute de choisir ce moment), et réclament l’impôt de la colvekerlie. Saisie de crainte et rouge de honte, la jeune épouse proteste qu’elle ne sait ce que c’est que la