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Blavotins, » cette faction nombreuse et puissante qui, pendant deux siècles, gêna les comtes de Flandres. Les descendant d’Adèle transportèrent les bâtimens de Selnesse en un lieu qui fut Ardres ; ce n’était alors qu’un cabaret sur la route, qui était devenu hameau, puis village ; ils y construisirent un donjon, achetèrent du comte de Guines la franchise moyennant un boisseau comble d’argent, dit Lambert, établirent un marché, creusèrent des fossés de défense, instituèrent douze pairs, des échevins et une constitution communale empruntée à la commune de Saint-Omer : charte d’émancipation qui fut jurée solennellement par le seigneur, les vassaux, les bourgeois et le peuple. Ces faits sont remarquables, en ce qu’on y voit une commune fondée par le seigneur même, et non par l’insurrection populaire, mais par un seigneur qui semble s’être souvenu de sa race hostile à la féodalité, car les guerres furent fréquentes entre Ardres et Guines jusqu’à l’union des deux familles.

Pendant qu’on forçait les riches d’entre les hommes libres à entrer dans le lien féodal, on réduisait les pauvres à la servitude par cette logique impitoyable des faits, qui éliminait tout ce qui embarrassait le progrès et l’étroite liaison du nouveau système. Quoique les affranchissemens fussent nombreux à cette époque, quoique la liberté civile eût déjà fait, surtout par les communes, de notables progrès, il restait néanmoins de vieilles habitudes tyranniques qui produisaient un mouvement contraire dans les campagnes, où l’influence des causes générales n’arrive que tard et à travers les mille difficultés de l’isolement et de l’ignorance. Entre plusieurs exemples qu’en fournit Lambert, en voici un qui révèle une méthode, un certain procédé légal pour cette opération de réduire en servitude. Dame Gertrude était une femme dure, avide et sans pitié. Un jour elle voulut se créer une bergerie. Elle envoya des agens ou des domestiques (Lambert les appelle des satrapes, soit qu’il veuille les injurier par cette qualification, ou seulement rappeler un souvenir classique), pour demander des moutons à tous ceux qui en avaient, et amasser ainsi un troupeau : excellent moyen pour se former un cheptel de bétail. Ces satrapes arrivent à la chaumière d’une pauvre femme qui pleurait de n’avoir rien à donner à manger à sept petits enfans qui pleuraient aussi. Ils lui demandèrent par moquerie un mouton pour la dame. Elle leur répondit qu’elle n’avait ni mouton ni vache, mais que s’ils voulaient porter à la dame un de ses jeunes enfans, elle le lui donnerait volontiers à nourrir. Ce propos étant rapporté à Gertrude, elle la prit au mot, lui fit arracher de force une de ses petites filles, la nourrit quelques années, la maria à un serf, et comme la loi du pays voulait que dans les mariages entre libre et serf tous deux tombassent dans la pire condition, la jeune fille se trouva réduite en servage, ainsi que ses enfans à venir, et à perpétuité. Dame Gertrude profita plus d’une fois de ce point de droit coutumier. Elle avait deux domestiques de condition libre, une servante et un valet. La première voulait épouser l’autre, qui n’en voulait pas. Soit d’elle-même, et instruite par d’autres exemples, soit par suggestion, cette servante s’adressa à Gertrude, et lui fit hommage des mains, c’est-à-dire se soumit au servage. Alors Gertrude, y voyant double profit à faire, lui fit épouser le valet malgré qu’il en eût, et, par le même principe de la pire condition, ils se trouvèrent tous deux constitués serfs avec leurs en-