Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 10.djvu/1078

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ce point comme sur beaucoup d’autres, les naturalistes modernes ont confirmé, au moins en partie, les vues du prince des philosophes. De ce simple aperçu, Buffon a tiré une théorie à l’appui de laquelle il cite plusieurs faits. Il distingue avec raison l’accroissement en grosseur de l’accroissement en hauteur, celui-ci précédant toujours celui-là, qui ne s’achève guère qu’une fois plus tard. La durée de ces deux accroissemens doit être comprise un certain nombre de fois dans la durée de la vie. Or Buffon dit d’une part : « l’homme, qui est trente ans à croître, vit quatre-vingt-dix ou cent ans ; le chien, qui ne croit que pendant deux ou trois ans, ne vit aussi que dix ou douze ans. » Et il écrit ailleurs : « L’homme, qui est quatorze ans à croître, peut vivre six ou sept fois autant de temps, c’est-à-dire vingt-cinq ou trente ans. Comme le cerf est cinq ou six ans à croître, il vit aussi sept fois cinq ou six ans, c’est-à-dire trente-cinq ou quarante ans. » Dans le premier cas, il s’agit évidemment de l’accroissement en grosseur, et en dernier lieu de l’accroissement en hauteur ; mais Buffon ne s’explique pas là-dessus, et il fixe arbitrairement et beaucoup trop tôt le terme de l’un et de l’autre : c’est qu’il n’a pas su reconnaître et marquer ce terme au moyen d’un caractère précis commun aux diverses espèces. Tant que ce caractère a fait défaut, il était impossible d’établir avec quelque certitude le temps de l’accroissement et la proportion de ce temps à la durée de la vie.

Un éminent physiologiste a cherché ce signe du terme de l’accroissement, qui avait manqué jusqu’alors, et il l’a trouvé dans la réunion des os à leurs épiphyses[1]. « Tant que les os ne sont pas réunis à leurs épiphyses, dit M. Flourens, l’animal croit ; dès que les os sont réunis à leurs épiphyses, l’animal cesse de croître. » Voilà donc un caractère net faisant connaître d’une manière positive que l’accroissement en hauteur est achevé. M. Flourens s’est assuré que ce signe est constant, et que dans une même espèce il apparaît à une époque fixe. Dès lors il devenait facile de trouver le rapport entre le terme de l’accroissement déterminé parce signe et le terme de la vie accusé par les faits. La réunion des os à leurs épiphyses s’opère à huit ans dans le chameau, et le chameau vit quarante ans ; elle se fait à cinq ans dans le cheval, qui en vit vingt-cinq, à quatre dans le bœuf et dans le lion, qui en vivent de quinze à vingt, à deux dans le chien, qui en vit de dix à douze ; dans le chat, elle a lieu à dix-huit mois, et la vie du chat n’est que de neuf à dix ans. Le rapport cherché serait donc, pour tous ces animaux, 5 ou à peu de chose près, et non pas 3, ni 6 ou 7, comme Buffon l’a supposé successivement.

Chez l’homme, c’est vers l’âge de vingt ans que les os se réunissent à leurs épiphyses ; la durée normale de la vie humaine devrait donc être de cent ans, et ce chiffre coïncide bien en effet avec ce que nous apprennent l’histoire et même la statistique. D’après ce principe, il suffirait de quintupler le temps de l’accroissement d’un animal donné pour obtenir la durée de vie de cet animal. Par exemple, on ignore la durée de vie de l’éléphant ; mais

  1. Les principaux os des membres présentent un corps allongé et sont terminés à leurs extrémités par des éminences qui dans le jeune âge en font distinctes, et qui se soudent par les progrès du développement. C’est à ces éminences qu’on a donné le nom d’épiphyses.