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surtout que les tables de mortalité sont importantes ; mais nous devons en tirer aussi une autre conclusion. Elles nous montrent encore quelle est la durée de la vie chez les personnes qui ont échappé à la mort jusqu’au commencement de la vieillesse. À partir de soixante ans, on vit moyennement jusqu’à soixante-quinze, et à cette époque correspond une mortalité assez considérable. Il est donc naturel de fixer vers soixante-quinze ans le terme de la vie ordinaire, c’est-à-dire de la vie moyenne des personnes qui vieillissent. Cette considération ne doit pas cependant faire admettre avec Burdach que c’est là la limite de la vie, car, ainsi que nous le disions en commençant ; on confondrait alors la vie ordinaire avec la vie normale. La première montre la durée telle qu’elle est, l’autre comme elle doit être. Ce qui est commun et habituel n’est pas pour cela naturel et régulier. La mort arrive le plus souvent avant soixante-quinze ans, on ne meurt pas à cet âge par l’effet seul de la vieillesse. Il y a là une distinction nette qu’il importe de bien établir.


II

À côté des résultats qu’a obtenus la statistique, il convient de placer les exemples de longue vie relatés par l’histoire. Le soin même avec lequel on les a conservés prouve ce qu’il y a d’anormal dans certains faits de longévité. Il est évident que si les macrobies n’eussent pas toujours été fort rares, on n’eût pas pris la peine d’en tenir note. On arriverait pourtant à un chiffre élevé, si l’on faisait la somme de tous les centenaires dont les annales des différens peuples ont gardé le souvenir. On doit aisément le comprendre, pour peu que l’on songe qu’il y a au moins un centenaire sur dix mille naissances. Les vies qui dépassent un siècle sont exceptionnelles relativement à celles qui se terminent plus tôt, mais le nombre absolu en est encore considérable.

À la vérité, il est bien difficile d’accepter avec la même confiance tous les faits de longévité recueillis depuis l’antiquité jusqu’à nos jours. Les plus crédules rejetteraient certains d’entre eux, et Pline lui-même, auquel on n’a jamais reproché une critique trop sévère, est obligé de traiter de fables les assertions qui portent à 300 et au-delà le nombre d’années qu’auraient vécues plusieurs rois d’Arcadie. Le naturaliste latin reproche surtout à Xénophon l’exagération qu’il a commise dans son Périple en accordant 600 ans de vie à un roi des Tyriens et 800 au fils du même prince. Il remarque avec beaucoup de justesse que ces mécomptes tiennent en grande partie aux diverses manières de mesurer le temps, que certains peuples comptaient l’été pour une année et l’hiver pour une autre, que quelques-uns, comme les Arcadiens, bornaient l’année à l’une des quatre saisons, et que d’autres même la terminaient à chaque fin de lunaison. Cette considération pourrait expliquer aussi la longévité en apparence excessive des premiers habitans de la terre. Plusieurs commentateurs de la Bible ont cherché à établir que l’année n’avait que 3 mois avant Abraham, après lui 8, et que c’est seulement depuis Joseph qu’elle en a eu 12. Avec cette manière d’envisager les choses, les 930 années qu’aurait vécues notre premier père Adam seraient réduites à 232, les 950 années de Noé à 237, et la vie de Mathusalem, au lieu de 969 ans, ne serait plus que de 212, ce qui est encore fort extraordinaire. Peut-être