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couvertures, se trouvaient en dehors des habitations, et regardaient une singulière curiosité les hôtes du capitaine Brown. Il y avait sans doute entre nos dames, vêtues aux dernières modes de Paris, et ces êtres des temps bibliques un contraste étrange fait pour piquer l’attention de l’observateur ; mais d’autres pensées absorbaient mes rêveries, et mon regard indécis, errant au hasard sur tout ce vaste tableau, en saisissait à peine quelques traits incertains, lorsque je fus rejoint dans ma solitude par le capitaine Brown et sa jeune femme.

— N’est-ce pas que tout ceci est beau ? me dit-il. Je dois vous avouer pourtant que je préférerais de beaucoup, au lieu d’avoir devant moi ce magnifique paysage, embrasser du regard l’ensemble des Tuileries ou des Champs-Élysées.

— Mistress Brown est-elle de votre avis ? repris-je machinalement.

— Ah ! ne parlez pas de Paris à ma femme ! interrompit Brown vivement. J’ai oublié de vous prévenir qu’au milieu de ses nombreuses perfections elle compte un cruel défaut : l’antipathie la plus invincible, la plus absolue contre votre beau Paris. Et savez-vous pourquoi ?

— Non, en vérité, répondis-je d’un air de parfaite incrédulité.

— Parce que, en route pour l’Inde, dans les quelques jours que nous passâmes à Paris, nous étant rendus à la fête publique d’un endroit que vous appelez, je crois, le lac d’Enghien, elle s’est perdue, mon cher ami, oui, perdue au milieu de la foule, poursuivit Brown avec l’indiscrétion d’un mari terrible.

Mistress Brown rougit jusqu’au blanc des yeux, et nous quitta sans mot dire.

J’ai trop usé de franchise en ce récit pour ne pas faire la confession complète, et après t’avoir dit mes grandes actions, ne pas te raconter aussi mes faiblesses. Je rentrai au logis dans un état d’intime satisfaction difficile à décrire. Comme par enchantement, il me semblait être revenu aux plus beaux jours de la jeunesse, à l’âge du roman et des aventures ! Oubliant ma trentaine trépassée, mon florissant abdomen et mon crâne défriché, j’accablai d’actions de grâces le bienveillant hasard qui m’avait ménagé ce si charmant chapitre à ajouter aux victoires et conquêtes de ma vie, car à peine si j’admis la possibilité d’une courte résistance. Lauzun, Richelieu, n’eussent pas traité plus victorieusement la chose, palsambleu !

Au matin, frais et dispos, après une nuit émaillée de rêves charmans, entre la tasse de thé et le cigare, je charpentai un scénario digne de M. Scribe : discours de reconnaissance, aveux passionnés, regards fascinateurs, tout fut médité, discuté, disposé avec ordre et méthode. Cette intéressante occupation, le déjeuner, les soins d’une toilette à quatre épingles, me conduisirent jusqu’à l’heure où, sans