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simplicité un peu puritaine, se composait d’une robe de mousseline grise, d’un châle de tartan et d’un chapeau de paille à rubans écossais; mais le gant et le brodequin étaient irréprochables et annonçaient, chose rare chez une Anglaise, des extrémités du plus parfait modèle. Une douce intimité s’établit bientôt entre nous, et elle me mit au courant de toute son histoire. Elle était fille d’un officier supérieur de l’armée anglaise qui, retiré du service, vivait dans les montagnes de l’Ecosse en gentleman farmer. Mariée depuis trois mois avec un lieutenant de l’armée des Indes, elle se rendait avec son mari à Madras, et, avant de dire adieu à l’Europe pour de longues années, le jeune couple avait voulu prendre une idée des plaisirs de Paris, où il se trouvait depuis huit jours. J’eus bientôt fait connaissance avec toute la famille, les deux sœurs cadettes, le jeune frère Tom, le petit favori, et Bérénice, une belle jument brune sur laquelle ma jeune protégée avait hardiment suivi pendant la dernière saison les chasses de Melton. Te dire que j’aspirais ardemment à rencontrer le benêt de mari dont la présence mettrait fin à ce charmant tête-à-tête, que je pris en pitié l’attente mortelle où vous deviez être, toi et tes compagnes, serait abuser de la vérité, et je dois t’avouer en toute honte que, sans une pensée de remords pour les amis que j’abandonnais au Joli Moulin, je continuai, en vrai paladin du bon vieux temps, à présider aux destinées de la jolie Écossaise, jusqu’à ce que la solitude et l’obscurité du parc fussent venues nous apprendre qu’il n’y avait aucune chance de mettre la main sur l’époux perdu. Ma situation devint alors fort embarrassante. D’une part, je ne pouvais penser un seul instant à abandonner la jeune femme sur les rives du lac d’Enghien; de l’autre, la présenter à nos convives et la ramener à l’hôtel Meurice en compagnie de Mme Dubuisson et de son amie eût été une inconvenance que je me fusse reprochée toute ma vie. Après mûres considérations, je me décidai à lui donner la voiture qui nous avait amenés et se trouvait à la porte du parc, confiant ainsi à la Providence, qui ne pouvait manquer de reconnaître une si belle action, le soin du retour de notre compagnie; mais lorsqu’auprès de la grille, à quelques pas du carrosse, j’eus annoncé à ma compagne improvisée qu’il était à ses ordres et prêt à la reconduire au domicile conjugal, elle me reprocha presque vivement de l’abandonner ainsi, me parla de ses terreurs mortelles seule sur cette longue route, des difficultés qu’il y aurait pour moi à trouver un autre équipage, et tout cela avec tant d’éloquence, que je me rendis à son argumentation, et résolus d’accomplir jusqu’aux limites de la rue Saint-Honoré les devoirs de ma mission protectrice.

Vous passâtes en ce moment à dix pas de moi, je vous reconnus