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En quittant le Joli Moulin, je m’étais dirigé vers la grande allée du parc, à la recherche de mes croquignoles. Les premières boutiques n’offrant rien d’appétissant à ma vue, je m’engageai dans la foule qui se pressait sous les verts marronniers, et suivis nonchalamment son cours. Soudain, au détour d’une allée, une jeune femme haletante, la voix brève, la figure empourprée, s’arrêta près de moi et me salua de ces mots : For God’s sake, sir, have pity on me. J’eus bientôt deviné la cause de son émoi en voyant apparaître parmi les arbres un groupe de figures suspectes le chapeau sur l’oreille, la pipe à la bouche, des messieurs de la veille et de l’avant-veille, qui, s’arrêtant à distance, lancèrent sur nous des regards ironiques. Ma présence mit un terme aux poursuites de ces galans de bas étage; ils continuèrent quelque temps à nous observer de loin, puis finirent par disparaître dans la foule. Pendant ce temps, la jolie étrangère, car j’avais pu me convaincre à plusieurs reprises qu’elle était jeune et charmante, séduite par des protestations de dévouement que j’avais pris soin de formuler avec mes th les plus irréprochables, m’avait mis au courant de ses aventures. Deux heures auparavant environ, elle avait été séparée dans la foule de son mari, que malgré toutes ses recherches elle n’avait pu retrouver, et, se voyant en butte aux poursuites du groupe qui venait de disparaître, elle n’avait pas hésité à se mettre sous la protection d’un compatriote. Un compatriote! tu m’entends, profane qui as si souvent tourné en dérision mon anglomanie, mes allures d’Anglais pour rire, comme tu les appelais, si ma mémoire n’est pas en défaut. Nouveau corbeau de la fable, j’avalai sans défiance les flatteries ingénues du joli renard en robe de mousseline, et, avouant modestement à la belle étrangère que je n’avais pas l’honneur d’être son compatriote, je réclamai cependant la faveur de l’accompagner jusqu’à ce qu’elle eût rejoint son mari. Il y a toujours eu chez moi, même aux jours les plus fous de la jeunesse, un vieux fonds de prosaïsme qui n’acceptait que sous bénéfice d’inventaire les incidens romanesques de la vie. Aussi, fidèle observateur de l’axiome attribué au prince des diplomates, comprimant les élans généreux du premier mouvement, j’interrogeai de nouveau d’un œil scrutateur le visage et les allures de ma jeune protégée. Réflexion faite, tout rigoureusement pesé et considéré, il me fallut admettre que la Providence m’avait envoyé là une délicieuse aventure. L’inconnue n’avait pas vingt ans; ses yeux bleus, limpides, innocens, d’une couleur de bluet, respiraient une candeur angélique. Des grappes soyeuses de cheveux châtains encadraient l’ovale de son frais visage. De plus, sa voix douce et harmonieuse donnait à toutes ses paroles un charme sympathique qui touchait droit au cœur. Sa mise, d’une