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et élevé dans la religion monarchique, sa satire s’exerce également et contre la noblesse qui n’a point su mourir sur les marches du trône, et contre les rois coalisés qui perdent leur temps à rédiger des protocoles et s’imaginent qu’ils vont tuer à coups de parchemins l’ogre du sans-culottisme. Quant aux républicains, il ne leur pardonne pas d’avoir égorgé dans le berceau la liberté, son idole. En même temps que l’ironie, dont certaines muses grimaçantes ont tant abusé depuis, Arnim possède cette l’acuité de compassion qui n’appartient qu’aux grands esprits et qu’aux grandes natures, et que jamais personne au monde ne posséda comme Shakspeare. La dignité humaine, l’intrépidité dans le péril, l’héroïsme du dévouement, voilà ce qu’il admire et ce qu’il aime. Mme Roland sur la charrette infâme lui apparaît plus grande qu’une reine, et rien n’égale à ses yeux la sublimité de cette immolation silencieuse. La sibylle Melück, dans ce bizarre conte que nous allons voir se terminer en pleine terreur, Melück reproduira ce caractère de stoïcisme dans la mort qui a tant frappé le poète chez l’auguste femme du bourgeois Roland.

Un soir que Saintrée. Mathilde et Melück se promènent en mer, des chants de liberté se font entendre au loin sur le rivage : le comte et la comtesse, qui dès le début ont applaudi à la rénovation universelle et brûlé leurs parchemins de famille sur l’autel de la patrie, s’exaltent à ces électriques refrains que la brise marine leur apporte dans une bouffée de jasmins et d’orangers. Bientôt Saintrée y puise le texte d’une tirade philosophique qu’il débite dans le pathos du jour, en mettant la main sur son cœur à la manière d’un héros des romans de Jean-Jacques. Cette magnifique harangue se termine, selon l’usage, par une pompeuse période en l’honneur du règne de la raison, dont l’avènement ne doit pas tarder. À ces derniers mots, Melück, qui jusqu’alors est restée absorbée et taciturne, sort de sa rêverie, et d’une voix d’abord sourde que l’accent de l’inspiration bientôt anime : « Le règne de la raison ! s’écrie-t-elle, et comment la raison fera-t-elle pour fonder en un moment son empire sur ce coin du globe, elle qui dans les plus grands siècles de l’histoire ne fut jamais ici-bas qu’une étrangère qu’on n’écoute à peine qu’à la dernière extrémité, elle, le principal auteur de ces hiérarchies sociales, de ces degrés, de ces différences de tout temps jugés inévitables parmi les hommes, et contre lesquels vos niveleurs se déchaînent avec tant de rage ! Vous voulez que la raison gouverne, que sa force passe dans l’action, et sur qui comptez-vous pour cela ? Apparemment sur ceux que vous estimez les gens raisonnables par excellence, sur vos philosophes, lesquels, éternellement étrangers à toute espèce d’action, emploient le temps à spéculer et à se contredire ! En vérité, les gens que vous