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À son indifférence elle répond par un amour plus effréné, à ses dédains par un plus acharné dévouement. Quoi qu’il en soit, le mariage a lieu, et les nouveaux époux, après être allés passer la lune de miel dans une terre de famille, reviennent à Marseille, où Mathilde rencontre bientôt des âmes charitables qui se font un devoir et un plaisir de la mettre au courant des beaux feux dont, au vu et au su de toute la ville, le brillant comte de Saintrée brûlait naguère pour la tragédienne Melück.

On devine le douloureux froissement que l’histoire de cette aventure cause à la jeune femme. Mathilde éclate en reproches ; Saintrée se défend de son mieux, il déclare qu’il est resté fidèle à ses sermons et n’a jamais aimé cette femme. — Soit, monsieur, reprend alors la comtesse, je ne demande qu’à vous croire, et je vais vous offrir l’occasion de me prouver la vérité de votre témoignage. Le monde du théâtre, vous le savez, se divise en deux camps également aveuglés par l’objet de leur prédilection. Il y a le parti de la Torcy et le parti de la Melück. Vous allez publiquement vous déclarer pour la Torcy, et je compte dès ce soir vous voir dans votre loge, et à mes côtés, appuyer par des marques non équivoques la cabale dirigée contre Melück.

Le comte a le courage de promettre cette lâcheté, et, le soir venu, il tient sa parole avec l’héroïsme du désespoir.

Tout m’afflige et me nuit et conspire à me nuire…


Au moment où sur ce vers, qui termine une période magnifiquement rendue, les applaudissemens les plus légitimes vont éclater, un chut imperturbable donne le signal aux dissidens, et le combat s’engage aussitôt sur toute la ligne. Melück, qui depuis son entrée en scène tient ses yeux attachés sur Saintrée, se croit d’abord le jouet d’un songe ; mais le comte, enhardi par l’excès de sa félonie, pensant d’ailleurs complaire à Mathilde, tourne la tête du côté de sa victime, comme pour la défier, et c’est alors que Phèdre, ou plutôt la magicienne, le foudroie d’un regard terrible et chargé de maléfices. En rentrant chez lui, Saintrée se sent pris d’un malaise général. Durant plusieurs jours, son état empire, aux convulsions succède une fièvre ardente, puis vient la prostration, l’anéantissement, et l’unique sensation qu’il semble percevoir encore est une atroce douleur dans la région du cœur, torture, contre laquelle échouent pendant six mois toutes les ressources de l’art. Abandonné par les médecins, le jeune comte voit donc chaque jour s’amincir le fil qui le rattache à l’existence, quand un matin il reçoit la visite d’un ami d’enfance, le docteur Frenel, quelque peu alchimiste et nécroman,