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devenir ? que faire, et comment s’en aller maintenant ? Sortir au beau milieu du jour, en manches de chemise, d’une maison si connue de toute la ville, ce serait courir au-devant du scandale. Melûck engage Saintrée à demeurer jusqu’à la nuit close, et l’on continue à s’entretenir du terrible prodige. En attendant, on transporte la fantastique poupée dans une pièce voisine, puis on revient s’asseoir sur de moelleux coussins, au bord d’une vasque de porphyre d’où jaillit un flot de cristal qui rafraîchit de ses rosées des arbustes en fleurs rassemblés là de toutes les parties du monde, car c’est un vrai palais de fées, un lieu d’enchantement et de délices, que cette galerie qui sert de retraite à Melück. La main dans la main, on rêve ensemble tout haut, on se rapproche. Saintrée se retrouve plus libre, plus ému, plus confiant ; on dirait qu’en dépouillant cet habit trempé des larmes de Mathilde, il vient de secouer le charme des premières amours. N’importe, l’heure est mystérieuse ; tant de parfums s’exhalent de ces fleurs, tant de volupté nage dans l’air ! Comment résister à l’ivresse ? Saintrée sent son cœur s’énerver et se fondre, comme un baume précieux, sous l’étreinte brûlante de Melück, qui triomphe dans sa défaite.

À dater de ce jour, une liaison s’établit entre le jeune comte et la belle magicienne ; mais dans cet attachement, où Melück se précipite avec toute la fougue orientale de sa nature, dans cette passion qui la domine corps et âme sans réserve, et dont la fiévreuse ardeur la fait vivre, Saintrée, lui, n’a pu engager que la moitié de son être. L’image de Mathilde, un moment effacée, n’a pas tardé à reparaître, et dès qu’il échappe pour quelques heures à la fascination qui l’enveloppe, il tombe en proie à cet indéfinissable malaise que causent les repentirs impuissans. Deux amours se sont partagé de tout temps le cœur de l’homme : l’amour idéal et l’amour physique. Entre ces deux aspirations, Saintrée se débat, mécontent, inquiet, tiraillé. Il commence à calculer comment il s’y prendra pour rompre sa chaîne, lorsque arrive une lettre de Mathilde elle-même, annonçant à son fiancé cette joyeuse nouvelle que le roi cesse de s’opposer à son mariage et n’y met plus qu’une condition, à savoir qu’elle et lui s’en iront vivre loin de la cour. Inutile de dire que ces lignes, tracées d’une main adorée, réveillent à l’instant dans l’âme du jeune comte tous les gazouillemens et toutes les efflorescences d’un printemps qu’il croyait évanoui, et qu’il y répond par des transports d’amour et de tendresse. Bientôt Mathilde fait savoir qu’elle arrive. Saintrée n’a plus un moment à perdre et s’apprête à rompre avec Melück ; mais ici se redresse l’énergique et vaillant caractère de cette femme, qu’on ne saurait aimer impunément. Melück a pour Saintrée une de ces affections profondes, indomptables, que rien n’abat ni ne décourage.