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à fond dans les secrets d’un art que les plus grands seigneurs de l’époque se faisaient gloire de patroner, le comte s’évertue à répondre aux questions qu’on lui adresse ; puis, s’animant par degrés et sentant que la parole ne lui suffit plus, il saisit sur un meuble un lambeau de pourpre qui traîne et se dispose à s’en draper à l’exemple de la Clairon, mais la chaleur qui règne est étouffante, et d’ailleurs son vêtement, trop étroit, contrarie ses gestes. « Otez donc votre habit, s’écrie Melück de plus en plus impressionnée ; ne voyez-vous pas qu’il gêne vos mouvemens ? » Saintrée s’excuse d’abord, puis obéit. Dans cette galerie, où Melück se livre d’ordinaire à ses études dramatiques, figure, entre autres bizarres objets, une de ces poupées articulées, comme on en voit dans l’atelier des peintres, et dont, en l’absence du modèle, ils se servent pour essayer l’effet d’une draperie. Le comte, ne sachant où poser son habit, imagine d’en revêtir le mannequin, qu’en outre il coiffe de son chapeau, afin, dit-il, d’avoir devant les yeux un judicieux critique dont la présence le tienne en respect pendant la scène qu’il va jouer. « Prenez garde, ajoute en souriant Melück, votre habit porte un charme. Il pourrait bien se faire qu’il animât à son contact mystérieux cette froide statue. »

Une fois le mannequin attifé, le comte revient à son manteau tragique, et, se drapant d’un air solennel dans la pourpre des rois, entame la dernière scène du cinquième acte de Phèdre, qu’il déclame avec une irrésistible inspiration et le visage tourné vers la poupée. Quand il arrive à ces deux derniers vers :


Détestables flatteurs, présent le plus funeste,
Que puisse faire aux rois la colère céleste,


Melück, émerveillée, s’élance pour le remercier de la leçon. Tout à coup un petit bruit sec et semblable au cliquetis de deux planchettes de bois frappant l’une contre l’autre se fait entendre. C’est le mannequin qui témoigne, lui aussi, de son approbation. Par trois fois les applaudissemens se renouvellent, puis on voit la statue ouvrir lentement les bras et les croiser sur sa poitrine dans l’attitude de quelqu’un qui, profondément ému à l’intérieur, chercherait à se donner au dehors l’apparence d’un impassible aristarque. D’abord Saintrée attribue cette espèce de sortilège à quelque plaisanterie de Melück, mais presque aussitôt, voyant pâlir la jeune femme, il est saisi d’une certaine épouvante ; il marche droit à l’automate, cherche à mettre en jeu ses articulations, tout à l’heure encore si souples. Chose étrange, aucun ressort ne se meut plus. Il veut reprendre son habit ; peine inutile, les bras se sont raidis, impossible de les détendre. Que