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— Je ne sais, poursuivit-il, quels autres signes de démence je donnai pendant ce terrible accès. J’avais perdu jusqu’au souvenir des lieux où j’étais, lorsque j’entendis des voix qui m’appelaient dans le lointain. Le jour baissait, et l’on m’attendait pour retourner à Palerme. Pippino et sa maîtresse montèrent ensemble dans la bastarda.

Ce qu’il me reste à vous raconter ne me fait pas beaucoup d’honneur ; mais le supplice de la honte me sera peut-être compté comme une pénitence. Tout à l’heure, quand nous irons nous embarquer sur le yacht, je vous montrerai près d’ici le village de Santa-Flavia et la villa du marquis Artale, dont le casino est situé au sommet d’une colline escarpée. La route, praticable pour les carrosses et taillée dans le roc, serpente en zigzag sur le flanc de la colline. Le cocher de don Massimo retenait avec soin les chevaux de la calèche et descendait au pas ; à son grand scandale, il vit la bastarda passer devant lui et le pacifique attelage courir au galop. En pensant au plaisir des deux amans, assis côte à côte dans cette machine roulante que je conduisais, je sentis augmenter mon vertige. Quelque furie volait dans les airs, le bras étendu sur ma tête ; elle me souffla l’infernale idée de faire verser la voiture, et de soumettre ainsi mon procès au jugement de Dieu, ou plutôt du hasard. Arrivé à un passage périlleux que je connaissais bien, je rasai de si près le bord du chemin, qu’une des roues manqua de point d’appui. La bastarda roula sur un talus de vingt pieds. Je sentis le vent causé par la rapidité de la chute ; j’entendis un coup de tonnerre résonner dans ma tête, et puis plus rien ! J’avais un trou à la tempe et une clavicule rompue.

Lorsque je repris connaissance, j’écoutais le murmure d’un petit ruisseau : c’était le sang qui coulait de mon bras dans une cuvette. Je me retrouvais dans mon lit à Palerme. Le chirurgien, qui me vit ouvrir les yeux, assura que j’étais sauvé ; alors commencèrent les souffrances. Pendant trois mois, il fallut demeurer couché sur le dos, immobile comme une statue sépulcrale, et serré comme dans un étau par vingt-cinq aunes de bandelettes roulées autour de mon corps. Ixion sur sa roue ne dut rien éprouver de plus pénible. Il est un Dieu pour les amans, il n’en est point pour les jaloux. Au moment de l’accident, Pippino et Aurélia s’étaient entrelacés dans leur chute, et la catastrophe leur avait procuré les douceurs d’un tendre embrassement. Personne, excepté moi, n’avait été blessé.

Il n’est rien qui guérisse mieux de la folie d’amour et de jalousie qu’un trou à la tête et une clavicule brisée. Avant que je fusse rétabli, mon ami obtint la main de sa belle, et pour ma première sortie je me traînai jusqu’à l’église de Santa-Zita, où je vis célébrer son mariage sans dépit ni chagrin. Peu de temps après, Pippino eut un