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de force à se défendre, et je lui portai trois bottes qu’il ne sut point parer. Dans le maniement des armes à feu, j’avais une supériorité plus grande encore. Un duel était impossible. Je m’avisai d’un autre expédient. Pippino était assez bon nageur ; je lui proposai de sortir du port, avec moi, dans une barquette et de la faire chavirer en pleine mer, à deux milles du rivage.

— Insensé ! me répondit-il, et si tu m’entendais appeler au secours d’une voix défaillante, aurais-tu donc la cruauté de me laisser périr ? Non, tu ne l’aurais pas. Tu oublierais les femmes, les amours, la jalousie, et tu retournerais en arrière pour sauver cet ami qui t’aime et que tu as secouru et protégé pendant toute son enfance. Va, ce n’est point un combat sanglant et impie qui doit mettre un terme à notre différend ; c’est une lutte plus noble et plus glorieuse, d’où le vainqueur sortira peut-être malheureux, mais sans remords. S’il est vrai, comme tu le dis, que tu ne peux renoncer à Aurélia, prends-la donc : je te la cède.

— Hélas ! m’écriai-je, elle ne m’aime pas !

— Eh ! t’aimera-t-elle davantage quand tu m’auras égorgé ? Si tu dois perdre ta maîtresse, garde au moins ton ami.

— Oui, je le garderai, dis-je en embrassant Pippino ; oui, je conserverai cette amitié d’enfance qui me paiera de mes sacrifices. Maudits soient l’amour et les femmes qui ont failli me la ravir ! Je les défie, je les brave, je les excommunie. Marie-toi, mon cher garçon. Épouse-la, cette délicieuse, aimable et changeante créature, que le ciel a jetée ici-bas pour nous pousser à nous entretuer. Il n’aura réussi qu’à nous rendre tous deux sublimes. Aurélia t’appartient ; que je meure, si jamais je te la dispute ! Je la verrai avec un front de marbre, un cœur d’airain ; car il est maître de lui-même, ce cœur-là, il est fort comme celui d’un lion, il est grand comme celui de César.

Saint Cornelio, mon patron, peut certifier là-haut qu’en parlant ainsi, j’étais de la meilleure foi du monde. Les louanges, les pleurs et les expressions de reconnaissance de mon ami me confirmèrent dans mon magnanime dessein. Je l’appuyai de tant de sermens solennels et de tragiques imprécations, que je ne pouvais plus revenir à mes premières pensées à moins d’être une pitoyable girouette.

Ici don Cornelio s’interrompit, gratta le fond de sa tasse de café pour y chercher un reste de sucre, remit sa pipe dans sa poche, et baissa les yeux d’un air embarrassé.

— Eh bien ! lui dis-je, comment avez-vous tenu ces sermens solennels ? Faites-moi votre confession entière.

— L’abnégation, reprit-il, est une fort belle vertu, mais difficile à pratiquer pour un homme de ma trempe. Après le départ de Pippino, je reçus la visite du père d’Aurélia. Il venait me reprocher ma