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cardinal ou gouverneur espagnol. En ma qualité de cocher émérite je fus chargé de conduire ce véhicule respectable. Les grands parens montèrent dans la calèche, et la jeunesse éveillée s’entassa dans la bastarda. Pendant tout le voyage, j’entendis au-dessous de moi des rires et des cris. On attaquait les provisions de bouche ; quand on eut mangé, on chanta, et je reconnus la voix légère d’Aurélia. Mon ami Pippino récita ensuite une longue kyrielle de vers que deux petites mains applaudirent. En arrivant à Piana, je remarquai dans les yeux de la jeune fille je ne sais quoi d’exalté qui me donna de l’ombrage. Pour la première fois, le serpent de la jalousie me mordit le cœur. Je donnais au diable tous les comparses qui m’empêchaient d’aborder la seule personne à laquelle j’eusse un mot à dire, lorsqu’on allant à l’église grecque, je vis Aurélia ralentir le pas et s’écarter de la compagnie.

— Il faut que je vous parle, me dit-elle avec empressement. Vous attendez de moi une explication, je veux vous la donner. Chaque minute de retard aggrave la situation. Armez-vous de courage, mon bon Cornelio, rappelez-vous que je n’ai pas pris avec vous d’engagement sérieux. Après toutes les preuves d’amour que j’ai reçues de vous, cela est cruel, je le confesse, mais nous n’y pouvons rien ; d’aujourd’hui seulement je vois clair dans mon cœur : je n’aurai jamais pour vous d’autre sentiment que l’amitié.

— Qu’est-il donc arrivé ? demandai-je en tremblant.

— Le voici. J’avais à Trapani plusieurs adorateurs qui ne tarissaient pas lorsqu’ils vantaient ma beauté. Ils m’avaient fatiguée de leurs adulations, et je partis pour Palerme sans autre regret que celui de quitter la maison où je suis née. Dans cette disposition de cœur et d’esprit, j’entendis parler de votre folle expédition à Zerbi. Votre caractère aventureux me plut, et je me persuadai qu’un amour exprimé par des actes m’amuserait bien plus que tous les discours du monde. Cela prouve du moins que jamais je n’eus l’idée de faire de vous un patito ; mais, malgré ma bonne volonté, mon cœur demeura insensible, et je connus enfin la puissance du langage, car il y a discours et discours, mon bon Cornelio. Un jour, pendant votre voyage dans l’Etna, au moment où j’y pensais le moins, on m’apporte un papier cacheté, je le déplie, et qu’est-ce que j’y trouve ? Une pièce de vers de trente-deux strophes ; entendez-vous cela ? trente-deux strophes toutes à ma louange, et si jolies que je ne saurais à laquelle donner la préférence ! Probablement on a beaucoup adressé de vers aux femmes ; eh bien ! je l’affirme sans partialité, jamais depuis qu’il existe des femmes, on n’a rien fait de si beau pour elles. D’abord l’auteur me compare au soleil, qui répand la chaleur et l’amour dans tout l’univers. Avant qu’il m’eût rencontré, dit-il, ses