La barbe commençait à me pousser au menton, et comme elle était d’un blond de feu, on m’appelait Hariadan Barberousse. Depuis que je l’ai rasée, on a changé ce sobriquet pour me donner celui de Dragut. Je vous épargne le récit de mes autres folies de jeunesse La liste, sans être aussi longue que celle des fredaines de Jupiter, atteindrait encore des proportions imposantes. Ma fortune, dont j’étais mauvais ménager, avait besoin d’un temps de repos. Mon intendant me déclara un matin que, si je continuais à puiser au coffre sans compter, je finirais par aller m’asseoir sur la balata[1]. Afin d’apporter au gouvernement de mes finances une réforme radicale, je vendis chevaux et voiture, je congédiai laquais et maîtresses, et je résolus de me livrer à quelque goût dominant et peu dispendieux. Je partis en équipage de chasseur pour les montagnes de l’intérieur. Je parcourus le pays à pied, vivant de mon gibier, dormant chez le paysan, souvent mal couché, mais bercé par la fatigue. À mon retour à Palerme, je trouvai l’occasion d’acheter un yacht ; à peu de frais, je devins marin et pêcheur consommé. Le thon, le spada (espadon) et le lacerto n’ont pas d’ennemi plus dangereux que moi dans les madragues de Solanto. Absorbé par ces occupations, je menais une vie active et saine, lorsqu’une fatale rencontre bouleversa mon existence.
C’était au printemps de l’année 1842. Un négociant de Trapani, enrichi par le commerce des soufres, vendit ses mines à une compagnie anglaise pour venir s’établir à Palerme. Il avait une femme, encore belle, et une fille unique, âgée de dix-huit ans, ou plutôt un ange, une grâce, toute pétrie de pâte d’amour. Ce n’est pas moi qui pourrai jamais tracer le portrait de l’incomparable Aurélia, et pourtant je porte son image gravée dans mon cœur en traits de feu. Pour la dépeindre, il faudrait aller chercher Pétrarque dans son tombeau. Imaginez une nymphe parmi les femmes, une divinité parmi les nymphes…
— Arrêtez, seigneur Cornelio, m’écriai-je en étendant le bras, nous sommes perdus si vous prenez le ton des anciens trouvères siciliens, dont les chants langoureux ont propagé cette maladie de l’esprit qui a fait tant de ravages dans les belles-lettres italiennes.
— Quelle maladie ? demanda Cornelio.
— L’enflure, la fausse chaleur, le pathos, puisqu’il faut l’appeler par son nom. Une cascatelle de mots creux et sonores ne peut donner une idée ni de la belle Aurélia ni d’aucune autre femme. Parlez tant que vous voudrez, mais, pour Dieu ! dites quelque chose.
- ↑ Banc de pierre qui servait de pilori pour les banqueroutiers à l’époque de la domination espagnole.