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est en paix et en bonne intelligence. » M. de Manteuffel, en prononçant ces paroles, chercha à en colorer l’insignifiance par l’énergie de l’accent; elles furent prises par l’assemblée comme l’expression d’un sentiment anti-russe.

C’était en ce moment une position assez singulière que celle de M. de Manteuffel. Il avait soutenu auprès du roi la convention dont le rejet avait amené la retraite de M. de Pourtalès; il avait même eu l’air de vouloir à ce propos sortir du ministère : il y était pourtant resté. Le parti Bethmann-Hollweg ne le lui pardonnait pas. Certes la conservation du pouvoir n’avait guère alors de quoi satisfaire ses convictions ou flatter son amour-propre. Ses préférences étaient pour une alliance nette avec l’Occident, et il était obligé de les dissimuler sous un pénible entortillage. Il avait le titre de président du conseil et de ministre des affaires étrangères, et il n’avait plus en réalité la direction de la politique dont il gardait la responsabilité. Nous le savons, M. de Manteuffel pouvait donner de bonnes raisons à l’appui de sa longanimité. Nous autres Français et Anglais, nous aurions peut-être gagné à sa retraite après la crise que nous venons de décrire. S’il avait laissé sa place au parti qui nous était hostile, nous aurions su du moins à qui nous avions affaire. Mieux vaut l’adversaire qui vous tient en éveil que l’ami qui vous amuse; mieux valait la Prusse ennemie déclarée qu’alliée incertaine. Cependant nous l’avouons, le point de vue de M. de Manteuffel devait être différent; il connaissait les successeurs au profit desquels il abdiquerait; il prévoyait les agitations et les hasards où ils plongeraient son pays. Une poignée d’hommes impopulaires occupait toutes les avenues de l’esprit du roi. M. de Manteuffel pouvait croire que lui seul était encore à même de faire entendre à son souverain des paroles raisonnables et d’empêcher d’irréparables fautes. Nous comprenons que de pareilles considérations donnent le courage de surmonter pendant quelque temps les ennuis et les dégoûts d’une position fausse, et nous ne regardons point comme de véritables hommes d’état ces natures nerveuses qui au premier déboire jettent, comme on dit, le manche après la cognée. Mais cette patience à laquelle peuvent se résigner un esprit profond et une âme forte n’est une vertu qu’à la condition de s’être fixé des bornes : autrement elle change de nom et n’est plus qu’une banale complaisance. Malheureusement on n’a point vu encore à quelles limites pourrait s’arrêter la patience de M. de Manteuffel. En tout cas, puisque dans cette circonstance il ne devait pas donner sa démission, il eût mieux fait de ne pas l’offrir; il ne se fût pas du moins attiré cette verte riposte du roi qui le transperçait et le clouait à sa place : « Allons donc !