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bouc émissaire. La colère de l’empereur Nicolas contre le cabinet de Berlin se manifesta dans des minuties peu dignes peut-être de la gravité de la situation. Ainsi, quand il donna audience à M. de. Rochow, qui lui apportait la dernière lettre du roi, au lieu d’accueillir cet ambassadeur de famille avec son affabilité habituelle, il le reçut avec une pompe et une cérémonie glaciales. Il alla jusqu’à interdire de porter à Pétersbourg aucune décoration prussienne. La réponse du cabinet de Pétersbourg aux dernières dépêches de Berlin ne se fit pas attendre. L’amertume du langage y trahissait une irritation qui ne se contenait pas. M. de Nesselrode établissait que, si la Russie avait demandé aux puissances allemandes une neutralité mieux définie, c’était bien moins dans un intérêt russe que dans un intérêt germanique. Il attribuait l’échec de ce projet à l’inconcevable esprit d’hostilité qui régnait, disait-il, entre les cours de Vienne et de Berlin, malgré l’intérêt évident qu’au point de vue de l’indépendance de l’Allemagne et des idées de conservation sociale, elles avaient à rester unies, comme l’empereur le leur avait toujours conseillé. Elles auraient trouvé aussi dans leur union entre elles et avec la Russie l’avantage de rendre à l’organisation fédérale l’équilibre qui lui manque. Cette dernière insinuation mérite d’être remarquée, car on y voit poindre la pensée qui a dirigé depuis six mois la politique russe au sein de la confédération, la pensée de tenir en échec les grandes puissances allemandes, lorsqu’elles lui sont contraires, par ses moyens d’influence sur les cours secondaires. « Au surplus, ajoutait M. de Nesselrode, on avait rendu assez de services pour n’avoir pas dû s’attendre à tant d’ingratitude de la part des puissances allemandes, que la Russie abandonnait désormais à leur sort, et auxquelles elle n’avait plus rien à demander. » M. de Munster, M. de Rochow, qui passait pour le plus russe des diplomates prussiens, recevaient à Pétersbourg le premier choc de ces emportemens contre la Prusse ; ils étaient consternés. « M. de Manteuffel perd la Prusse ! » écrivait M. de Munster au général de Gerlach, qui allait le répétant partout.

Mais à Berlin toutes ces démonstrations produisirent un effet contraire à celui que la cour de Pétersbourg en attendait. Elles ne firent qu’augmenter le mécontentement de Frédéric-Guillaume et le confirmer dans sa nouvelle politique. Il était parfaitement d’accord avec son président du conseil. Dans l’opinion, les prétentions de l’empereur Nicolas exprimées à Vienne par le comte Orlof, à Berlin par M. de Budberg, excitèrent une réprobation universelle; les hommes du parti russe éprouvaient de l’embarras à les défendre. Les gouvernemens de France et d’Angleterre publiaient en ce moment les documens diplomatiques relatifs à la question d’Orient. Le public, éclairé enfin par la connaissance des faits, donna pleinement raison à la