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vrai ? demanda Gertrude à ses amis. — Élégant! répondit mistress Jeremy, avec cette chevelure grisonnante ? — Je trouve que cela lui va bien, dit Gertrude, mais je ne lui voudrais pas un air aussi mélancolique; cela vous rend triste de le regarder. — Quel âge lui donnez-vous ? demanda le docteur Jeremy. — Environ cinquante ans, environ trente ans, répondirent en même temps Mme Jeremy et Gertrude. — Deux opinions fort différentes, remarqua Emily. Docteur, décidez la question. — Impossible ! Je ne me hasarderais pas à conjecturer l’âge de cet homme à dix ans près. Ma femme le fait trop vieux certainement, et Gertrude, trop jeune; mais ce n’est pas l’âge qui a fait blanchir ses cheveux, voilà ce qui est sûr.»

Une grande intimité se forma bientôt entre M. Philipps et Gerty. Ces deux âmes singulières étaient faites pour se comprendre. M. Philipps ouvrit son cœur à Gerty, qui ne put y regarder sans effroi. Ce cœur désert n’avait plus pour habitans que le désespoir et l’ennui. M. Philipps ne croyait plus aux hommes et désespérait de Dieu. Des malheurs qu’il ne racontait pas l’avaient isolé de la vie du monde; jamais il n’avait trouvé une main secourable. Il rendait au monde ou plutôt il feignait de lui rendre haine pour haine, car aux mots affectueux qui lui échappaient il était aisé de voir qu’il lui en coûtait de haïr, et lorsqu’il allait trop loin dans ses accès d’irréligion et de misanthropie, il se laissait battre comme un enfant par la tendre logique de Gertrude.

Pendant que Gerty s’occupait ainsi à consoler son nouvel ami, il arriva un incident qui l’obligea elle-même à chercher des consolations; miss Isabelle Clinton apparut un jour inopinément à Saratoga, plus parée, plus brillante, plus coquette que jamais, donnant le bras à un jeune homme bruni par le soleil des pays chauds, vieilli prématurément par un climat défavorable ou par de longues fatigues, mais que l’œil de Gerty reconnut immédiatement : c’était Willie Sullivan, dont depuis si longtemps elle ne recevait plus de nouvelles. Elle le vit causer avec miss Clinton, lui présenter galamment la main, l’accompagner à la promenade, au spectacle; elle l’entendit lui assigner des heures de rendez-vous. Autour d’elle, les jeunes femmes et les élégans le désignèrent, par leurs gestes et leurs chuchottemens, comme le préféré de la belle miss Clinton. Vingt fois Gerty eut la pensée de s’élancer vers Willie et de lui dire : Je suis ici. Un sentiment d’orgueil la retint. « Il me reconnaîtra, » se dit-elle; mais Willie semblait absorbé par la pensée d’une seule personne. Le cœur de Gertrude éclata; les larmes, longtemps refoulées, jaillirent en abondance, et la triste mélodie des sanglots, brisant le silence de la chambre où Gertrude veillait à côté d’Emily, réveilla la jeune aveugle. « Gertrude, pourquoi chercher à me cacher vos peines ? Dites-moi tout, mon enfant. « Lorsque Gertrude eut confié sa peine