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originel contre les lumières du bon exemple, de l’éducation et de la religion, a aussi sa philosophie. On dirait que miss Cummirig a voulu faire l’apologie indirecte de la nature humaine, et prouver par l’exemple de Gerty que la religion n’avait jamais autant de puissance que sur les personnes douées à leur naissance de toutes les passions de l’homme originel et non régénéré. Cette pensée, qui se trouve en germe dans le roman, mériterait bien d’être développée par quelqu’un de ces écrivains protestans qui sont assez libres de préjugés pour comprendre ce qu’il y a de réellement grand dans la nature humaine et de fécond dans la passion, même sans la grâce. Le christianisme n’a jamais eu et il n’a jamais toute sa puissance que sur les hommes primitivement affligés de passions violentes et portés par une irrésistible impulsion autant vers le bien que vers le mal. Il fait des saints des hommes violens; il ramène à une soumission vraie et sincère ceux qui sont portés à la révolte, et réserve la perfection, non pour ces âmes dociles et béates qui tirent leur bonté de leur inertie et de leur état passif, mais pour ces âmes singulières, formées de contradictions, à la création desquelles semblent avoir également contribué le diable, la nature et les anges. Le christianisme n’est pas, comme on peut l’entendre dire souvent aux mondains qui se flattent de lui appartenir, une école de bonnes manières et de politesse; c’est une école de perfection, et il prend de préférence ses favoris, non parmi ceux que la nature a doués de qualités négatives, mais parmi ceux qu’elle a doués de passions violentes, et chez lesquels elle a versé avec profusion le soufre inflammable, la lave incandescente, toutes ces substances stimulantes qui poussent à l’amour, à la haine, au dévouement et à la vengeance. Ainsi se trouvent pour, ainsi dire réconciliées ces deux puissances toujours ennemies : la nature humaine et le christianisme. L’histoire moderne offre une série d’illustres exemples de cette union que le romancier américain nous fait peut-être à son insu contempler dans la personne d’une humble enfant abandonnée.

La charité de ses protecteurs a enseigné l’amour à Gerty, mais elle ne lui a pas appris le renoncement à la haine. Il suffit d’un incident pour donner lieu à une de ces explosions de colère qui lui étaient habituelles autrefois. Un soir, passant avec Willie près de _ la maison de Nan Grant, elle contemple avec des yeux étincelans de haine la vieille femme qui l’a si longtemps tyrannisée, s’écarte de son petit compagnon, s’arme d’une pierre et fait voler en éclats les vitres de la fenêtre. Le vieil oncle True l’avait envoyée à l’école; un jour elle en revient en déclarant qu’elle n’y remettrait plus les pieds. «Quel est cet homme ? avait demandé une des petites filles à Gerty en désignant l’allumeur de réverbères. — C’est mon oncle True, répondit Gerty. — Votre quoi ?... — Mon oncle, M. Flint, chez qui