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mauvaise petite créature que j’aie jamais connue : je m’étonne d’avoir pu la garder si longtemps; mais j’espère bien maintenant ne plus la voir. Elle a failli me briser la tête et mériterait d’être pendue; elle est possédée du diable si jamais créature humaine le fut.

« — Mais que va-t-elle devenir ? répondit True. La. nuit est terriblement froide. Que diriez-vous, madame, si on la trouvait demain matin gelée au seuil de votre porte ?

« — Est-ce votre affaire ? Prenez soin d’elle si vous voulez. Que d’embarras et de vacarme vous faites à propos de cette bambine! Emmenez-la chez vous; vous verrez s’il vous sera facile de l’aimer. Que d’autres se chargent d’elle s’ils veulent; pour moi, j’en ai assez, et quant à la trouver gelée ou morte, il n’y a pas de danger. Ces enfans qui viennent dans le monde on ne sait comment n’en sortent pas si facilement. Elle appartient à la ville, que la ville s’en charge. Pour vous, vous feriez mieux de passer votre chemin que de vous mêler de ce qui ne vous regarde pas. »

Le bon True n’avait pas un caractère capable de résister à une telle furie; il retourna donc tristement près de Gerty.

« — Elle dit qu’elle ne veut plus vous recevoir!

« — Oh ! je suis si contente ! dit Gerty.

« — Mais où irez-vous ?

« — Je ne sais pas. J’irai avec vous peut-être, et je vous regarderai allumer les lanternes.

« — Mais où coucherez-vous cette nuit ?

« — Je ne sais pas. Je coucherai dehors, et je pourrai voir les étoiles. Je 

déteste les endroits obscurs.

« — Bonté divine ! mais vous gèlerez, mon enfant.

« — Eh bien! mais alors que vais-je devenir ?

« — Dieu seul le sait. — En disant ces derniers mots, True regarda Gerty et fut étonné de son air tranquille. Un léger combat s’éleva dans son âme, car il était pauvre et pouvait à peine suffire à ses besoins. Un accès de toux de l’enfant le décida. Il lui prit la main. — Eh! venez avec moi, dit-il. »


Ce premier épisode, raconté avec une énergie et une rapidité qui ne se soutiennent malheureusement pas toujours dans le cours du roman, éveille deux pensées, dont l’une est toute morale, et l’autre toute littéraire; On a rendu des lois pour protéger les animaux contre la brutalité de leurs maîtres. Maltraiter une bête inoffensive est une preuve de méchanceté. Cependant ce délit (car c’en est un) ne fait tort qu’au misérable qui le commet, et n’a pas de conséquences ultérieures : la bête souffre et se tait; mais de tous les crimes, le plus grand est l’injustice envers les enfans, car les mauvais traitemens auxquels un enfant est soumis changent sa nature même, lui font perdre sa précieuse naïveté, et lui donnent une expérience précoce et une fatale connaissance du mal. L’injustice commise envers un homme fait comprendre à cet homme tout le prix et toute