Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 8.djvu/889

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

comme Mme Beecher-Stowe, et il gagnera peut-être à l’emploi de ce procédé une certaine chaleur et une certaine passion; mais s’il se contente de reproduire la vie contemporaine, il produira un livre comme le Lamplighter, plein de trivialités, de caractères qui ne sont encore qu’en préparation, et de sentimens que le temps n’a pas fait épanouir.

C’est là en effet le côté curieux de tous les livres américains. Il semble, en les lisant, que l’on se promène au sortir de l’hiver dans quelque plaine que le souffle du printemps a eu à peine le temps d’effleurer. La terre est encore dure, cependant on sent qu’elle va s’ouvrir; la verdure voudrait poindre, la sève voudrait monter aux rameaux des arbres, mais une puissance fatale enchaîne tous les désirs de la nature. Çà et là volent quelques oiseaux qui n’osent pas encore chanter; l’eau des ruisseaux coule argentée et froide, semblable à de la glace liquide. Encore quelques semaines, et tout ce paysage rayonnera de lumières et de couleurs; il retentira de voix d’insectes et d’oiseaux. Il en est de même de ces livres. Il y a des commencemens de caractères qui ne se seront entièrement développés que dans cinquante ans d’ici, et des velléités de sentimens qui seront épanouis lorsque notre génération aura disparu. Nous assistons à la formation d’une manière de vivre toute nouvelle, qu’il ne nous sera pas donné de voir. Nous avons là des américanismes de langage, de sentimens et de pensées qui ne sont encore que bizarres, mais qui un jour feront partie d’une civilisation qui nous est inconnue. Ce sont les premiers bourgeons d’un paysage moral futur. Tel est aussi le grand intérêt du Lamplighter, et malheureusement il est à peu près impossible de le faire saisir au lecteur français. Cet intérêt, qui n’en est un que pour le philosophe et le curieux, ne suffit pas pour fixer l’attention de la foule. Il manque à ce livre les deux choses qui font le succès, la passion et la chaleur. Il a de la délicatesse, de la finesse, et il semble parfois, en le lisant, qu’on entend une de ces conversations distinguées qui, dites d’un ton de voix toujours égal, commencent par flatter l’oreille et l’esprit, mais fatiguent bientôt par leur calme et douce monotonie. Tels sont quelques-uns des mérites et des défauts du roman dont nous voudrions présenter un résumé aussi fidèle que possible. Le Lamplighter ne soulève pas une de ces questions brûlantes dont nous avons entretenu souvent nos lecteurs, et il n’excite pas la pensée comme les bizarreries philosophiques de certains romanciers modernes; mais il offre un curieux spécimen de l’art auquel sont arrivés les écrivains américains dans la composition littéraire. Ils ont écrit de meilleures choses, de plus profondes, de plus originales, de plus éloquentes; ils n’en ont pas écrit de plus littéraires, ni de plus travaillées.