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de foules plus passionnées encore, ont été attaqués et flétris en même temps qu’ont été proclamées la supériorité de l’individu sur les masses anonymes, l’obéissance à laquelle ont droit tout héroïsme et toute grandeur morale, l’adoration en esprit et en vérité que l’homme doit à tout ce qui porte dans le monde la marque divine. Un grand nombre de livres, les uns d’une profondeur et d’une sagacité singulières, les autres d’une bizarrerie extraordinaire, tous remarquables par leur esprit à la fois novateur dans la forme des idées et conservateur du fond même des idées qui sont nécessaires à l’existence de l’homme, ont été écrits sur cet étroit espace de terre, foyer du puritanisme et berceau de la révolution. C’est, je crois, le seul lieu où de nos jours une réunion d’hommes ait cherché à vivre conformément aux doctrines philosophiques qu’ils professaient et à pratiquer ce qu’ils pensaient. Bien des excentricités de visionnaires et de mystiques, bien des hallucinations dangereuses, se sont mêlées sans doute à ces doctrines; mais en dernier résultat le bon l’emporte sur le mauvais, et depuis que l’Europe se tait, depuis que pas une voix véritablement humaine ne s’élève de nos vieilles civilisations, depuis que l’Allemagne (la dernière nation qui ait écrit quelques livres valant la peine d’être lus et prononcé quelques paroles valant la peine d’être entendues) est muette, il ne s’est rien dit et rien écrit de meilleur que ce qui a été dit et écrit dans le Massachusetts. Honneur au docteur Channing, à Emerson, à Théodore Parker! Ils nous ont appris que toute sollicitude pour le bien et la vérité n’était pas éteinte dans le monde, et que dans le pays même de l’activité matérielle, le précieux feu sacré pouvait trouver un autel et des pontifes. Ce petit état du Massachusetts mérite désormais de voir son nom inscrit parmi les noms des villes et des peuples qui ont servi la cause de la civilisation moderne, à la suite des noms de Paris et de Londres, villes aujourd’hui à demi silencieuses, de Genève, dont l’horizon se rétrécit un peu, et de l’Allemagne, trop tôt égarée.

Le roman du Lamplighter appartient à la littérature dite réaliste. Il est essentiellement réaliste en ce sens que les incidens n’y ont rien de bien romanesque et les personnages rien de bien idéal. Les acteurs du livre sont ceux que l’on rencontre tous les jours et non pas ceux que l’on rencontre une seule fois dans la vie. Jadis les livres nous racontaient ce qui pouvait passer dans la vie comme un événement, aujourd’hui on commence à poser en système qu’ils doivent raconter exactement les trivialités et les vulgarités de chaque jour. Nous n’entrerons pas dans l’examen de ce système, qui a d’ailleurs sa raison d’être philosophique et se trouve en accord parfait avec les tendances démocratiques modernes, avec le règne du pur instinct, dernière et brutale expression de la sincérité, de la