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avec cinquante mille hommes pour conserver les communications[1] !

L’empereur n’avait pas soupçonné la portée de l’œuvre consommée en Espagne. Le systématique mépris qu’il entretint toujours pour les résistances nationales, lorsque celles-ci ne se produisaient pas sous la forme d’armées régulières, ne lui avait pas permis de pressentir les destinées de cette immortelle insurrection de paysans et de capucins, contre laquelle allaient s’user ses forces et s’évanouir son prestige. Aux premières inquiétudes de son frère, il avait répondu en l’invitant à garder tout son sang-froid et en exprimant la crainte qu’il ne vît double. Durant plusieurs jours, il se borna à l’inviter à montrer de la confiance, surtout de la gaieté, et à bien soigner sa santé[2] ! Puis, lorsque Bessières, eut triomphé de Cuesta à la bataille de Rio-Seco, Napoléon déclara que cette victoire allait tirer le rideau de toute cette affaire d’Espagne, illusion qui se comprend moins, puisque cette fois les troupes françaises avaient rencontré devant elles une armée de quarante mille hommes. Quelques jours plus tard, l’empereur, voyant toutes les provinces soulevées et comprenant enfin que le roi allait se trouver en face d’obstacles sérieux, lui rappelait, pour échauffer son cœur, que Henri IV et Philippe V avaient dû l’un et l’autre conquérir leur royaume, exemples que rétorquait fort bien Joseph en lui répondant que Henri IV avait au moins un parti en France, et que Philippe V ne combattit que l’étranger, tandis qu’il voyait s’armer contre lui toute une nation exaspérée[3].

Chaque heure apportait au malheureux frère de Napoléon une preuve nouvelle qu’il avait hérité de la haine dont le peuple avait accablé si longtemps Godoï. Obligé de quitter Madrid quelques jours après y être entré, pressé qu’il était par une armée victorieuse et une insurrection imminente, Joseph adressait à l’empereur ces prophétiques paroles de l’un de ces gîtes inhospitaliers où s’abritait pour un jour son errante fortune : « Il faut deux cent mille Français pour comprimer l’Espagne et cent mille échafauds pour y maintenir le prince qui sera condamné à régner sur eux. Sire, on ne connaît pas ce peuple : chaque maison sera une forteresse, et chaque homme a la volonté de la majorité. Deux mille domestiques m’ont quitté à la fois malgré les forts appointemens que j’avais donnés; nous ne trouvons pas un guide, pas un espion[4] Quelques jours auparavant, il avait écrit au maître du monde : Votre gloire, sire, échouera en Espagne !

A ces sinistres pressentimens l’empereur ne répondit d’abord que

  1. Joseph à Napoléon. Madrid, 29 juillet 1808.
  2. Napoléon à Joseph. Bayonne, 17, 18, 21 juillet 1808. Voyez aussi la lettre de Berthier au général Savary du 18 juillet.
  3. Joseph à Napoléon. Madrid, 24 juillet.
  4. Joseph à Napoléon. Briviesca, 14 août.