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privilège philologique, ne suffisent pas à son ardente imagination. Un homme tel que lui ne peut se contenter des faits découverts par ses devanciers; il faut à tout prix qu’il arrache au passé des révélations ignorées jusqu’alors. Rendons-lui donc pleine justice. Ne cachons pas la lumière sous le boisseau : le jour de la réparation est enfin arrivé. Tressons-lui des couronnes, et ne marchandons pas plus longtemps les honneurs dus à son génie. Ses débuts ont été laborieux, il a subi toutes les angoisses de la persécution. Il a offert à la Revue des Deux Mondes des pages écrites de sa main, que la Revue a refusé de publier. Aussi quelles invectives, quelles injures ne lui a-t-il pas prodiguées! Ses pages refusées, pour lui quelle irrévérence! pour la France quelle calamité ! C’est ce qu’il appelle partager le sort de Lamartine et de Victor Hugo. Cette déclaration ingénue ne doit-elle pas lui concilier la sympathie de ses juges ? La découverte inattendue dont M. Michiels peut revendiquer hautement la propriété exclusive, que personne, je l’espère, n’osera lui disputer, prépare une grande joie au monde des érudits : je dis prépare, car les érudits ne connaissent pas tout leur bonheur; mais, dès qu’ils sauront la découverte de M. Michiels, ils lui témoigneront leur reconnaissance par un immense éclat de rire. De quoi s’agit-il donc ? Le lecteur est sans doute impatient d’apprendre cette merveilleuse nouvelle. Les prodiges de sagacité qui ont établi la renommée de Galilée, de Newton, de Kepler, ne sont que des enfantillages, si on les compare au secret que M. Michiels vient de nous révéler. Sans lui, nous ne saurions pas que Rubens est le disciple de Spinoza. Au premier aspect, cette découverte n’a l’air de rien; mais quand on prend la peine de l’examiner, on est saisi d’admiration. C’est tout un monde de pénétration et de sagacité. Rubens disciple de Spinoza! Voilà qui suffit pour classer un homme, pour lui assigner le rang qui lui appartient, pour établir ses droits aux yeux de la postérité ! C’est comme le quoi qu’on die des Femmes savantes. Ce seul mot en dit plus qu’il n’est gros. Si j’avais eu le bonheur de révéler aux savans étonnés un secret si merveilleux, je voudrais me reposer toute ma vie et jouir paisiblement de la gloire que j’aurais conquise. Un homme vulgaire, un homme asservi à la routine, n’aurait jamais osé prononcer de telles paroles; avant de compter Rubens parmi les disciples de Spinoza, il aurait voulu savoir dans quel temps vivait Spinoza; mais de pareils tâtonnemens ne conviennent pas aux hommes de génie. Fi donc! fouiller dans les biographes ! Cela est bon tout au plus pour les petits esprits, pour les chétifs, pour les plagiaires, qui ne savent inventer ni les dates ni les faits. Quand Rubens mourut en 1640, Spinoza n’avait que huit ans, car il était né en 1632; mais une pareille objection peut-elle arrêter une intelligence qui domine tous les temps et tous les lieux ? Allons donc! Le premier livre de Spinoza n’a paru qu’en 1663, vingt-trois ans après la mort de Rubens. Qu’importe ? Quand M. Michiels rencontre sur sa route un caillou de cette importance, il le broie sous son talon, et passe outre. Les Méditations de Descartes, sans qui Spinoza n’existerait pas, n’ont paru qu’un an après la mort de Rubens : autre grain de sable que M. Michiels réduit en poudre. L’auteur de cette découverte admirable est assuré de vivre dans la postérité la plus reculée, son nom ne périra pas, et pourtant cette part si belle, cette part splendide, ne suffit pas à son ambition. Il veut réduire à néant tous les noms qui ne sont pas le sien. Riche d’une gloire si justement acquise, en possession de