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transporter en Orient le personnel et le matériel de son armée, et la Russie, qui n’a plus la voie économique et prompte de la mer, la Russie, qui est obligée de réunir des milliers de chariots quand elle veut seulement transporter des troupes d’Odessa à Sébastopol, ne porterait rien en ligne de compte pour un chapitre aussi absorbant ! Mais quand les longues marches font périr les hommes, n’est-ce pas un capital qui périt pour le trésor et qu’il faut remplacer ? Le gouvernement russe ressemble à ces fils de famille qui se croient toujours riches parce que, ne tenant pas note de toutes les richesses qu’il dissipent, ils ne savent jamais au juste de combien leurs dépenses excèdent leurs revenus.

M. de Tegoborski trouvera donc bon que j’insiste ; si le gouvernement russe veut continuer la guerre, il devra pourvoir chaque année à un déficit d’au moins 500 millions. Un pareil fardeau n’excède-t-il pas ses forces ? Nous l’avons pensé, et il nous a semblé que cette opinion avait de l’écho. Cependant la foi de M. de Tegoborski est intrépide : à l’entendre, la Russie comblera ce déficit, « dût-elle augmenter sa dette d’un ou deux milliards de francs. » Sur ce point, notre incrédulité n’est pas ébranlée. Si la Russie avait dû trouver aussi aisément à emprunter parmi les sujets de son empire, elle ne se serait pas adressée constamment à l’étranger. Je ne crains pas d’avouer que la France, qui est un pays riche, ne pourrait pas défrayer pendant longtemps un emprunt annuel de 500 millions. Comment veut-on que la Russie, qui est un pays pauvre, généralement très pauvre, où la fortune mobilière commence à peine à se développer, où l’on n’emprunte et ne place que sur la terre, où la civilisation, en un mot, est encore dans les limbes, fasse ce que la France ne ferait pas ou ne ferait qu’en s’épuisant et avec une extrême difficulté ?

M. de Tebogorski n’espère pas sans doute que je prenne pour des ressources actives toutes les valeurs qu’il énumère comme appartenant à l’état, telles que des forêts, des salines, des usines, des lavages aurifères. On ne vend pas des biens-fonds en temps de guerre. Dans des époques plus tranquilles, ces propriétés trouveraient même bien peu d’acquéreurs. Est-ce que le sol manque aux propriétaires en Russie ? Ce qui leur manque, ce sont les capitaux à l’aide desquels on met la terre en valeur, et les connaissances spéciales, autre capital non moins précieux que le premier. Nous conseillons fort à M. de Tegoborski de ne pas faire un budget des valeurs territoriales que possède le gouvernement russe, car ce budget irait rejoindre dans l’estime publique celui dans lequel le gouvernement provisoire proposait à l’assemblée, constituante de tirer parti des terrains retranchés sur la largeur des routes ainsi que des lais et relais de mer.

Le gouvernement a voulu être tout en Russie : l’état réduit en monopole dans ses mains non-seulement le pouvoir, mais encore le crédit et la circulation de l’argent. Son châtiment sera de trouver la nation aussi accablée et frappée de la même impuissance que lui dans les jours difficiles. Quand il