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derniers temps avaient exalté dans la Péninsule le sentiment monarchique, bien loin de l’y affaiblir, car ces scandales avaient eu pour effet de reporter sur la tête d’un jeune prince le chevaleresque attachement que l’Espagne gardait à ses rois. La haine pour Godoï, l’amour pour Ferdinand, auquel la poésie populaire prêtait autant de vertus qu’il avait de vices, — dans ce double sentiment était concentrée la vie tout entière de cette étrange nation. Celle-ci avait entretenu pour Napoléon une admiration exaltée, parce qu’elle s’était expliqué l’occupation armée de l’Espagne par la pensée secrète attribuée à l’empereur de renverser le favori exécré; mais lorsqu’elle vit Godoï ménagé, Ferdinand captif et la couronne des rois catholiques escamotée dans un tour de gobelet, il n’y eut pas une classe de la société, de celles-là surtout qui vivent de la vie populaire, depuis le moine jusqu’au muletier, depuis le contrebandier jusqu’au soldat, qui ne se sentît atteinte dans son honneur, et où la colère ne s’exaltât jusqu’à la rage. Jamais peuple ne fut plus unanime, et jamais unanimité ne fut plus invincible.

On connaît les miracles de cette résistance, qui en quelques semaines fit sortir déterre dix armées et contraignit à Baylen vingt mille hommes des meilleures troupes de la France à ternir pour la première fois l’honneur de leur drapeau. Ce spectacle apparaissait avec autant d’éclat aux bords de la Bidassoa que sur ceux du Guadalquivir, car la résistance nationale n’était pas moins manifeste dans les provinces basques qu’en Andalousie. Voir cela n’était sans doute qu’un mérite assez vulgaire : ce mérite manqua néanmoins au génie, puisque nul n’entretint sur la portée des événemens de la Péninsule des illusions plus complètes et plus persistantes que Napoléon. Pour Joseph, s’il avait été fasciné un moment à Bayonne par l’espérance de se faire accepter comme représentant d’un principe nouveau de gouvernement et de progrès, si telle avait été la croyance première des hommes considérables dont il était entouré, il eut à peine mis le pied sur le territoire de son nouveau royaume, qu’il pénétra tout d’un coup et comme d’instinct la radicale incompatibilité qui existait entre lui et l’Espagne. Cette impression fut en quelque sorte foudroyante. Les lettres dans lesquelles elle est exprimée forment la partie la plus saisissante de cette correspondance, celle qui relève le plus la sagacité du malheureux prince. On le suit avec un intérêt douloureux dans ce voyage de Bayonne à Madrid, qui, après un séjour d’une semaine dans la capitale, se termine par une première retraite sur l’Ebre, conséquence immédiate du grand désastre de Dupont. Jamais observateur n’a vu plus juste, et jamais roi ne s’est fait moins d’illusions sur l’avenir de sa royauté.

Parti le 9 juillet de Bayonne, escorté de tous les ministres et de