Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 8.djvu/80

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

honorablement repoussée par ce dernier, de rompre un mariage cher à son cœur et sacré pour sa conscience. Sans parler à Joseph des moyens d’exécution qu’il était loin d’avoir préparés à cette époque, et qui lui furent bientôt après fournis par les événemens d’Aranjuez, Napoléon fit entrevoir à son frère aîné qu’il serait conduit à changer l’ordre de choses existant en Espagne, et il obtint sans doute de son absolu dévouement l’assurance d’une déférence au moins éventuelle à ses vues. Quoique la correspondance des deux frères soit muette à cet égard, ceci ressort de l’empressement que mit Joseph à accepter la couronne d’Espagne peu de mois après, et à se rendre à Bayonne sur l’invitation de son frère, sans lui adresser une seule observation.

Si dans le cours de la carrière politique de ce prince il y a un reproche sérieux à lui adresser, c’est assurément d’avoir permis à l’empereur de disposer de lui pour un acte qui était la sanction même de cette théorie de monarchie universelle dont la modération et le sens droit de Joseph mesuraient si bien les inévitables conséquences. Engagé dans cette désastreuse aventure, lié par son honneur comme roi et comme Français au sort de la politique déplorable suivie en Espagne, on comprend fort bien que, malgré le désespoir que cette politique inspirait à ce prince et dont témoignait chacune de ses lettres, Joseph n’ait pas été jusqu’à rompre avec éclat par une abdication qui aurait affaibli son frère, déjà cruellement puni de ses fautes et déserté par la fortune; mais qu’à Venise il n’ait pas repoussé l’éventualité qui, de son aveu même, lui fut au moins indiquée, qu’il ait été moins énergique que Louis dans ses refus et moins fidèle aux Napolitains que celui-ci ne le fut aux Hollandais; qu’à la veille d’un acte qui ne pouvait s’accomplir que par un crime, Joseph n’ait pas opposé à son frère le double obstacle de ses conseils et de ses refus, — c’est ce qu’il est difficile de comprendre et plus difficile encore d’excuser.

Pour s’expliquer la conduite du roi de Naples et le sacrifice qu’il consentit à faire en quittant un royaume pacifié pour aborder une terre où l’attendaient de si implacables inimitiés, il faut se rendre compte des illusions qu’on entretint d’abord sur l’issue des événemens qui avaient eu pour résultat de placer sur la tête du prince des Asturies la couronne du roi son père. Ces événemens avaient quelque chose de si repoussant dans leur cause et de si odieux dans leur résultat final, ils avaient soulevé une indignation si profonde au sein de la généreuse nation qui assistait depuis quinze ans au déshonneur de ses maîtres, que Napoléon estima possible, en élargissant ces plaies au lieu de les fermer, de faire accepter à ce pays une dynastie nouvelle. L’empereur regarda même cette substitution comme