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son détachement au besoin. Le renégat, très au fait des lieux, traversa la rivière aisément, et alla trouver Musok dans sa cabane. Il lui raconta que les malheureux sujets d’Ardagaste échappés à l’extermination étaient en marche dans la forêt pour venir lui demander asile, qu’ils étaient trois mille environ, et que, sachant la parfaite connaissance que lui, le Gépide, avait du pays et du roi, ils l’avaient dépêché en avant pour leur obtenir des barques. Musok, en ce moment préoccupé d’autres soins, n’en demanda pas plus long, et mit à la disposition du renégat cent cinquante barques et trois cents rameurs que celui-ci conduisit à l’opposite du village sur une plage ouverte et facile. Les soins qui préoccupaient Musok étaient ceux des funérailles de son frère, lesquelles avaient été célébrées dans la journée. Le repas des morts avait été magnifique ; le vin avait coulé à flots, à tel point que le roi, vers le soir, resta étendu ivre-mort dans son palais. Aussi les cent cinquante rameurs, qui avaient eu leur part du festin, n’eurent rien de plus pressé, arrivés sur l’autre rive, que de se coucher par terre et de dormir à côté de leurs canots amarrés. Ils dormaient encore lorsqu’au point du jour Alexandre arriva. Ses soldats tuèrent sans bruit ces hommes endormis, les roulèrent dans le fleuve, et montant vingt dans chaque bateau, eurent bientôt atteint le village. Musok, qui cuvait son vin, se réveilla prisonnier. Son village fut saccagé comme celui d’Ardagaste ; les Romains gardèrent pourtant un grand nombre d’hommes et de femmes choisis pour être vendus dans les marchés à esclaves de la Mésie. Mais la guerre a des retours bien imprévus. Le soir de ce même jour les Romains se trouvèrent dans l’état où ils avaient surpris les Slaves. Ayant du vin en abondance, ils s’enivrèrent et ne se gardèrent plus ; les sentinelles elles-mêmes dormaient. Les prisonniers profitèrent de cette bonne occasion pour rompre leurs liens, saisir des armes et fondre sur les Romains comme des furieux. C’en était fait d’Alexandre et de son détachement sans Priscus, qui se montra fort à propos. Invoquant les lois de la vieille discipline romaine, le général irrité fit pendre les officiers qui avaient été de garde dans cette nuit funeste et passer par les verges tout soldat qui n’avait plus ses armes.

Des expéditions du même genre eurent lieu pendant les années 594 et 595 contre les tribus slaves, cette arrière-garde de la Hunnie, et Baïan intimidé ne dit rien ; il redoutait Priscus, dont les talens militaires se révélaient assez hautement, et qui, joignant aux qualités du guerrier celles du politique, savait opposer la ruse à la ruse aussi bien que les armes aux armes. Le chef avar, tout en le détestant comme adversaire, ressentait un secret attrait pour lui ; c’était à lui personnellement qu’il faisait remonter ou les faveurs ou les déboires qui lui venaient du gouvernement romain ; c’est lui qu’il cherchait à flatter ou qu’il provoquait suivant l’occasion. Priscus, de son côté,