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sacrifice qui me coûte, c’est celui de votre éloignement. L’ambition ne me ferait pas faire deux pas, cela est vrai, si j’avais pu rester tranquille; mais l’honneur et le sentiment de mes devoirs me feraient faire trois fois par an le tour de mon royaume pour soulager trois malheureux. Dans cet état de choses, je remercie le ciel de m’avoir donné une bonne conscience et une bonne femme pour me juger ce que je vaux. — Je vous embrasse tendrement tous les trois[1]. »


Au commencement de 1808, Joseph accomplissait le plus cher de ses vœux : il appelait sa famille autour de ce trône où l’avait porté le système de son frère plus que sa tendresse, et dont le développement ultérieur de ce même système allait bientôt le faire descendre. En liant la Russie à tous ses desseins, en berçant à Tilsitt son jeune empereur de l’espoir de partager avec lui la domination du monde, Napoléon s’était assuré la possibilité de disposer sans contrôle de l’Europe méridionale et d’en renouveler au besoin toutes les dynasties. La pensée carlovingienne qu’il caressait dès son avènement à l’empire avait déjà fasciné cet esprit puissant, et le maître du monde n’était plus maître de lui-même. Entendant substituer sur tous les trônes sa race à celle des Bourbons, l’établissement de sa famille en Espagne était devenu, depuis le congrès de Tilsitt, l’irrésistible tentation de sa vie.


II.

C’était une chose fort difficile assurément que d’opérer une telle révolution par la violence dans un pays où Napoléon était alors pour toutes les classes de la société l’objet d’un culte en quelque sorte religieux. Il semblait impossible même au vainqueur de l’Europe de briser un gouvernement contre lequel il était sans aucun grief, et qui épiait toutes ses volontés pour y déférer avec une humble soumission. Il paraissait plus impossible encore de chasser une dynastie où l’on voyait un vieux roi et son successeur, si tristement divisés, ne s’accorder que dans leur soumission empressée au puissant empereur, dont ils imploraient respectueusement l’amitié et l’alliance. Cependant, quelque insurmontables que parussent ces difficultés, la passion de Napoléon était trop excitée pour qu’il reculât devant elles, et plusieurs mois avant d’être arrêté sur les moyens, son esprit était manifestement fixé sur le but.

Dans l’une de ses courses rapides au sein de son vaste empire entreprise aux derniers jours de 1807, Napoléon avait rencontré le roi de Naples à Venise : il l’avait chargé de rattacher à ses projets dynastiques son frère Lucien, en lui offrant un trône sous la condition,

  1. Joseph à la reine Julie, 26 avril 1807.