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« — Il suffit, comte; nous choisirons quelqu’un de mieux disposé. » C’est en vain toutefois que le prince d’Orange s’adresse aux chevaliers qui l’entourent. Un gentilhomme italien, un hidalgo espagnol, sont consultés successivement et répondent comme le comte allemand. Les angoisses de Bandino sont alors vivement dépeintes.

« Quant à Bandini, il était accablé sous le poids de son ignominie; il était devenu couleur de cendre; il tenait les yeux fixés à terre; il aurait voulu que le sol s’entr’ouvrît pour l’engloutir. Jamais prêtre, jamais tyran n’imagina dans sa férocité un tourment qui approchât de ce que souffrait alors Bandini, et c’est bien heureux, car les yeux des hommes ne se lèveraient plus vers le ciel, s’il n’était habité par un Dieu terrible pour l’âme des traîtres.

« Il y avait alors au camp un beau et brillant jeune homme, âgé de dix-huit ans à peine. Bettino Aldobrandi eût pu être l’orgueil et l’espoir de sa patrie, s’il l’avait connue ; mais conduit à Rome dès son enfance, élevé à la cour du pape, son cœur ne battait que pour les Médicis. Non moins brave qu’étourdi, il courait aux combats comme à une fête. Ému de compassion pour Bandino, il ne se demanda pas si cet homme avait mérité son malheur, si ce n’était pas là le commencement de la peine terrible que la justice divine réserve aux traîtres : il vit un homme humilié, il éprouva le besoin de lui tendre une main secourable. Cependant il hésitait par modestie. Il s’approcha de Bandino sur la pointe des pieds, et lui dit à l’oreille :

« — M’accepteriez-vous pour votre compagnon ?

« Avez-vous lu dans la Genèse l’histoire touchante d’Agar, quand, vaincue par la soif au milieu du désert, elle jette son fils sous un arbre et s’éloigne pour ne pas le voir mourir ? Tout à coup apparaît l’ange consolateur qui lui montre la fontaine. Telle apparut à Bandino l’offre généreuse d’Aldobrandi. Il le regarda, resta quelque temps immobile, puis il lui jeta avec impétuosité les bras autour du cou, l’étreignit avec force, et, approchant son visage de celui du jeune homme, il versa une larme, la plus amère et la plus triste qu’aient jamais versée des yeux mortels.

« — Si je t’accepte! s’écria-t-il, si je t’accepte! Mais si tu avais tardé encore une minute, je me serais percé le sein ! La vie n’est plus pour moi qu’un désert, et tu es le seul qui t’offres à m’accompagner dans ces solitudes de l’infamie. Tu t’es attaché à ma destinée; maintenant il n’est plus temps d’en détester l’horreur et la fatalité : je ne te laisse plus, je te tiens comme le démon tient sa proie, je t’entoure de mes bras comme un serpent de ses replis.

« Et Bettino, souriant avec une angéhque douceur, lui répondit :

« — Pourquoi essaies-tu de me troubler ? Ne sais-tu pas que celui qui ne connaît pas le remords est inaccessible à la crainte ?

« Et se tournant vers le prince d’Orange :

« — Avec la permission de votre seigneurie, ajouta-t-il, je me joindrai à ce chevalier pour répondre au défi... »

Chacun aura pu remarquer une certaine exagération dans les détails de cette scène; mais on ne saurait y méconnaître non plus quelque grandeur. On trouve çà et là dans l’ouvrage de semblables beautés. Ce que j’y voudrais voir davantage, ce sont des caractères. Deux ou trois figures se distinguent seules par la vie et la fermeté du dessin. Nous citerons le mendiant