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pas resté assez fidèle à son programme, et d’être entré trop souvent dans le détail des faits historiques. Après Nardi, après Varchi surtout, qu’était-il besoin de raconter divers épisodes du siège ou la bataille de Gavinana ? De ces événemens lamentables, on ne devrait voir dans le roman que l’influence qu’ils ont exercée sur les destinées des principaux personnages : le lecteur désireux de les mieux connaître aurait alors recours à l’histoire; on pouvait au surplus réunir dans un appendice les textes importans des chroniqueurs. Ainsi du moins la grandeur du fait et ses conséquences politiques ne feraient pas oublier les conséquences privées, le roman ne pouvait qu’y gagner.

On voudrait aussi voir dans le développement des passions quelque chose de neuf et d’original. Or des deux filles de Niccolò, l’une a trop d’abnégation pour être bien sérieusement éprise; l’amour de l’autre pour un traître nous répugne. L’attention aime mieux se porter sur Niccolò des Lapi. C’est là un caractère bien conçu, développé avec amour et talent. Niccolò des Lapi est un vieillard de quatre-vingt-neuf ans, jadis ami de Jérôme Savonarole, aujourd’hui inébranlable partisan et propagateur zélé de ses idées. Dans cette âme fortement trempée, le patriotisme n’étouffe pas les autres sentimens, mais il les domine, et quoi de plus naturel au moment où la patrie court les plus grands dangers ? Niccolò, presque toujours en scène, fait oublier l’insuffisance des autres personnages; il intéresse, il ément toujours, alors même que ses sentimens, comme ceux du vieil Horace, sont trop héroïques pour être humains. Il faut l’entendre reprocher à sa fille de s’être déshonorée, non pas tant par la perte de sa vertu que par le choix qu’elle a fait d’un ennemi public pour son amant. Il faut l’entendre encore répondant avec un calme stoïque au nom de chacun de ses fils, quand on lui en demande des nouvelles : Mort pour la patrie ! Je ne sais s’il y a dans tout l’ouvrage une scène plus noble et plus majestueuse que celle où, entouré de toute sa famille, il reçoit cette fille qu’il avait d’abord chassée, et avec elle son séducteur, non parce qu’un mariage a lavé la faute, mais parce que ce mariage a rendu un citoyen à Florence aux abois. Sentimens forcés ! dira-t-on ; mais n’oublions pas que ce vieillard aux mœurs antiques avait puisé dans son intimité avec Savonarole la conviction qu’il faut aimer sa patrie plus encore que sa propre famille, et tout lui sacrifier. Or, si ce devoir existe, même dans des circonstances ordinaires, combien il devient impérieux quand la patrie est à la veille de succomber ! — Enfin la trahison ouvre à l’étranger les portes de la malheureuse ville, et le vieillard octogénaire dit adieu avec fermeté à la maison qui l’avait vu naître, où il avait vécu, où il comptait mourir; il prend avec sa famille entière le chemin de l’exil, pour ne pas rester une heure de plus dans ces murs déshonorés, et c’est la trahison de son gendre qui le plonge dans les cachots et fait tomber sa tête sous la hache du bourreau. Ainsi périt avec Florence cet homme, la plus pure personnification du patriotisme, et c’est à ce noble sentiment aussi que l’auteur de Niccolò des Lapi doit ses plus belles inspirations.

M. d’Azeglio avait ramené dans ses vraies limites le genre illustré par Manzoni. Après lui, on n’a plus guère à signaler que des déviations. L’école se continue, mais comme par tradition, et avec une décadence marquée. On doit