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partout, et surtout en France, où l’inspiration et la critique affectent de se traiter de puissances ennemies. En Angleterre, les dernières quarante années ont deux fois montré, dans Coleridge et dans Shelley, l’union possible du créateur et du critique, de celui qui sans réserve et sans arrière-pensée se livre lui-même tout entier et de celui qui cherche patiemment la raison d’être et la loi des choses. L’Allemagne en est pleine, de ces esprits à plusieurs faces, ainsi qu’ils se désignent eux-mêmes dans ce terme vielseitig. Goethe, Jean-Paul, Tieck et tant d’autres nous prouvent que l’imagination n’obscurcit pas la clarté de la perception, et que la profondeur n’empêche pas l’entrain. Il y aurait tout un volume à faire sur l’enchevêtrement des deux natures opposées dans les œuvres qu’elles enfantent, ou plutôt sur l’infiltration du sens poétique dans le jugement, qu’il élève sans l’emporter dans le vide. Comme critique, le talent de M. Longfellow me paraît tout à fait hors ligne. Il y a dans Hypérion tel chapitre sur Jean-Paul, tel autre sur Hoffmann, telle dissertation sur la nature du génie en lui-même, qui ne seraient pas déplacés à côté de ce que les plus grands ont fait de meilleur.

Je ne serais nullement étonné si dans l’avenir les tendances de son esprit entraînaient M. Longfellow entièrement du côté de l’esthétique, c’est-à-dire vers cette étude passionnée du beau, où, à mesure que l’individu s’absorbe, l’individualité du talent (qui est bien autre chose) s’affirme davantage. Seulement je me demande dans quelle forme il encadrera ses pensées. Le beau, le sublime, le merveilleux sont partout, et le sens qui sert plus spécialement à les deviner n’est pas condamné à se renfermer dans des essais ou des cours de littérature. Le drame, le roman, l’histoire, tous peuvent fournir le moule, et le jugement, parvenu à une certaine hauteur, s’exerce aussi bien sur les secrètes combinaisons du cœur que sur les faits héroïques ou sur les œuvres d’art. Élevez-le assez, affranchissez-le surtout des mille détails qui entravent sa marche ascensionnelle, et vous aurez toute l’étendue de ce qu’on appelle l’esprit critique. Il est bien moins spécial qu’on ne suppose, et touche à plus de choses qu’on ne croit. C’est en ce sens que je ne puis m’empêcher d’applaudir à ce que je pense être les tendances d’un homme réellement supérieur. Si, comme je suis porté à le croire, l’auteur d’Hypérion se voue à la prose désormais, et de lyrique inspiré qu’il s’est d’abord montré devient un des héros de ce qu’on pourrait appeler la littérature réflective, nul doute que son talent personnel ne doive y gagner, et que des deux côtés de l’Atlantique le mouvement anglo-saxon n’en profite.


ARTHUR DUDLEY.