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s’écrie-t-elle, que vous ne l’ayez pas vu ? — Jamais, répond Fiemming; la grande merveille m’est encore inconnue. — Alors, riposte miss Ashburton, je ne conçois pas que vous restiez ici. Si j’étais vous, je serais parti dans une heure. » Mary Ashburton, en disant cela, est de si bonne foi dans son enthousiasme, elle se doute si peu du mal qu’elle fait, qu’elle n’en devient que plus charmante et pour le lecteur et pour celui qui l’aime; mais le coup porte, et Flemming se sent étourdi, ébranlé jusqu’au fond de l’âme. Toute cette partie du livre est d’une réalité admirable, et prouve une intime connaissance du cœur humain, connaissance à laquelle, du reste, plus d’un est arrivé par la simple observation de soi-même.

La fin d’Hypérion me paraît aussi vraie que poétique, et elle vous laisse sous l’impression d’événemens dont il semble qu’on se soit trouvé le témoin oculaire. On devine que, malgré les avertissemens de la voix intime, si rarement trompeuse, un jour vient où Paul Flemming, oubliant tout, excepté sa passion, dit à Mary Ashburton ce qu’il eût mieux valu taire à jamais. La réponse, nous la savons d’avance. Lui aussi la savait, et s’explique à peine pourquoi il n’a pas su éviter qu’elle se traduisît en autant de paroles. Cependant la sentence est prononcée, et la séparation est inévitable. Flemming quitte à jamais les lieux où se sont encadrés ses rêves, et cherche non pas à se distraire, mais à se fuir. Quelle différence de cette douleur-ci à la première ! Il ne s’agit plus maintenant d’une blessure au cœur seul, mais de la destruction de l’être tout entier. Cette fois-ci, la nature demeure muette pour lui, ou plutôt il a cessé de l’interroger. Il ne voit partout que ce visage calme, que le divin trouble de l’amour n’altère point; il n’entend que la douce et harmonieuse voix qui toujours répète : « Hélas! non, ce n’est pas vous! »

Dans cette catastrophe générale, le corps succombe d’abord. La fièvre, le délire tiennent Flemming longtemps éloigné de la conscience de lui-même, et lorsqu’il y revient, la vie est trop faible pour alimenter la souffrance. A mesure que la santé se rétablit, la douleur reparaît, il est vrai, mais non pas comme avant. Elle est visible et tangible toujours, mais terrassée, et de plus le silence lui est imposé. Aucune plainte n’échappe à Flemming, et, signe infaillible de salut, l’idéal dans son entière pureté subsiste encore; le culte a survécu à la perte de l’espoir. Il aime Mary Ashburton comme il l’aimera toute sa vie, mais en renonçant à elle du plus profond de son âme. C’est alors que sur les murs d’une église de village l’inscription qui forme l’épigraphe du livre le frappe : « Ne regarde pas le passé; il ne revient pas. Cultive le présent, il est à toi. Affronte l’avenir sans crainte et d’un cœur ferme! » pourquoi ces mots-là l’impressionnent-ils si vivement ? Pourquoi en ce jour plutôt qu’en tout autre reçoit-il